Le pays des fourrures | Page 9

Jules Verne
luit-elle pas en tous lieux, et faut-il venir la chercher
jusque dans les régions hyperboréennes?
Telles furent les questions que se posa le capitaine Craventy. Mais le
lendemain, après avoir causé pendant une heure avec son nouvel hôte,
il n'avait plus rien à apprendre.
Thomas Black était, en effet, un astronome attaché à l'observatoire de
Greenwich, si brillamment dirigé par M. Airy. Esprit intelligent et
sagace plutôt que théoricien, Thomas Black, depuis vingt ans qu'il
exerçait ses fonctions, avait rendu de grands services aux sciences
uranographiques. Dans la vie privée, c'était un homme absolument nul,
qui n'existait pas en dehors des questions astronomiques, vivant dans le
ciel, non sur la terre, un descendant de ce savant du bonhomme La
Fontaine qui se laissa choir dans un puits. Avec lui pas de conversation
possible si l'on ne parlait ni d'étoiles ni de constellations. C'était un
homme à vivre dans une lunette. Mais quand il observait, quel
observateur sans rival au monde! Quelle infatigable patience il
déployait! Il était capable de guetter pendant des mois entiers
l'apparition d'un phénomène cosmique. Il avait d'ailleurs une spécialité,
les bolides et les étoiles filantes, et ses découvertes dans cette branche
de la météorologie méritaient d'être citées. D'ailleurs, toutes les fois
qu'il s'agissait d'observations minutieuses, de mesures délicates, de
déterminations précises, on recourait à Thomas Black, qui possédait
«une habileté d'oeil» extrêmement remarquable. Savoir observer n'est
pas donné à tout le monde. On ne s'étonnera donc pas que l'astronome
de Greenwich eût été choisi pour opérer dans la circonstance suivante
qui intéressait au plus haut point la science sélénographique.
On sait que pendant une éclipse totale de soleil, la lune est entourée
d'une couronne lumineuse. Mais quelle est l'origine de cette couronne?
Est-ce un objet réel? N'est-ce plutôt qu'un effet de diffraction éprouvé
par les rayons solaires dans le voisinage de la lune? C'est une question

que les études faites jusqu'à ce jour n'ont pu permettre de résoudre.
Dès 1706, les astronomes avaient scientifiquement décrit cette auréole
lumineuse. Louville et Halley pendant l'éclipse totale de 1715, Maraldi
en 1724, Antonio de Ulloa en 1778, Bouditch et Ferrer en 1806,
observèrent minutieusement cette couronne; mais de leurs théories
contradictoires on ne put rien conclure de définitif. À propos de
l'éclipse totale de 1842, les savants de toutes nations, Airy, Arago,
Peytal, Laugier, Mauvais, Otto- Struve, Petit, Baily, etc., cherchèrent à
obtenir une solution complète touchant l'origine du phénomène; mais
quelque sévères qu'eussent été les observations, «le désaccord, dit
Arago, que l'on trouve entre les observations faites en divers lieux par
des astronomes exercés, dans une seule et même éclipse, a répandu sur
la question de telles obscurités, qu'il n'est maintenant possible d'arriver
à aucune conclusion certaine sur la cause du phénomène». Depuis cette
époque, d'autres éclipses totales de soleil furent étudiées, mais les
observations n'obtinrent aucun résultat concluant.
Cependant, cette question intéressait au plus haut point les études
sélénographiques. Il fallait la résoudre à tout prix. Or, une occasion
nouvelle se présentait d'étudier la couronne lumineuse si discutée
jusqu'alors. Une nouvelle éclipse totale de soleil, totale pour l'extrémité
nord de l'Amérique, l'Espagne, le nord de l'Afrique, etc., devait avoir
lieu le 18 juillet 1860. Il fut convenu entre astronomes de divers pays
que des observations seraient faites simultanément aux divers points de
la zone pour laquelle cette éclipse serait totale. Or, ce fut Thomas Black
que l'on désigna pour observer ladite éclipse dans la partie
septentrionale de l'Amérique. Il devait donc se trouver à peu près dans
les conditions où se trouvèrent les astronomes anglais qui se
transportèrent en Suède et en Norvège à l'occasion de l'éclipse de 1851.
On le pense bien, Thomas Black saisit avec empressement l'occasion
qui lui était offerte d'étudier l'auréole lumineuse. Il devait également
reconnaître autant que possible la nature de ces protubérances
rougeâtres qui apparaissent sur divers points du contour du satellite
terrestre. Si l'astronome de Greenwich parvenait à trancher la question
d'une manière irréfutable, il aurait droit aux éloges de toute l'Europe

savante.
Thomas Black se prépara donc à partir, et il obtint de pressantes lettres
de recommandation pour les agents principaux de la Compagnie de la
baie d'Hudson. Or, précisément, une expédition devait se rendre
prochainement aux limites septentrionales du continent afin d'y créer
une factorerie nouvelle. C'était une occasion dont il fallait profiter.
Thomas Black partit donc, traversa l'Atlantique, débarqua à New-York,
gagna à travers les lacs l'établissement de la rivière Rouge, puis de fort
en fort, emporté par un traîneau rapide, sous la conduite d'un courrier
de la Compagnie, malgré l'hiver, malgré le froid, en dépit de tous les
dangers d'un voyage à travers les contrées arctiques, le 17 mars, il
arriva au Fort-Reliance dans les conditions que l'on connaît.
Telles furent les explications données par l'astronome au capitaine
Craventy. Celui-ci se mit tout entier à la disposition de
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