Le neveu de Rameau | Page 9

Denis Diderot
sont des esp��ces de seigneurs. Alors je me sentais du courage; l'ame ��lev��e; l'esprit subtil, et capable de tout. Mais ces heureuses dispositions apparemment ne duraient pas; car jusqu'�� pr��sent, je n'ai pu faire un certain chemin. Quoi qu'il en soit, voil�� le texte de mes fr��quents soliloques que vous pouvez paraphraser �� votre fantaisie; pourvu que vous en concluiez que je connais le m��pris de soi-m��me, ou ce tourment de la conscience qui na?t de l'inutilit�� des dons que le Ciel nous a d��partis; c'est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que l'homme ne f?t pas n��.
Je l'��coutais, et �� mesure qu'il faisait la sc��ne du prox��n��te et de la jeune fille qu'il s��duisait; l'ame agit��e de deux mouvements oppos��s, je ne savais si je m'abandonnerais �� l'envie de rire, ou au transport de l'indignation. le souffrais. Vingt fois un ��clat de rire emp��cha ma col��re d'��clater; vingt fois la col��re qui s'��levait au fond de mon coeur se termina par un ��clat de rire. l'��tais confondu de tant de sagacit��, et de tant de bassesse; d'id��es si justes et alternativement si fausses; d'une perversit�� si g��n��rale de sentiments, d'une turpitude si compl��te, et d'une franchise si peu commune. Il s'aper?ut du conflit qui se passait en moi.
Qu'avez-vous? me dit-il.
MOI. -- Rien.
LUI. -- Vous me paraissez troubl��.
MOI. -- Je le suis aussi.
LUI. -- Mais enfin que me conseillez-vous?
MOI. -- De changer de propos. Ah, malheureux, dans quel ��tat d'abjection, vous ��tes n�� ou tomb��.
LUI. -- J'en conviens. Mais cependant que mon ��tat ne vous touche pas trop. Mon projet, en m'ouvrant �� vous, n'��tait point de vous affliger. Je me suis fait chez ces gens quelque ��pargne. Songez que je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument; et que l'on m'accordait tant pour mes menus plaisirs.
Alors il recommen?a �� se frapper le front, avec un de ses poings, �� se mordre la l��vre, et rouler au plafond ses yeux ��gar��s; ajoutant, mais c'est une affaire faite. l'ai mis quelque chose de c?t��. Le temps s'est ��coul��; et c'est toujours autant d'amass��.
MOI. -- Vous voulez dire de perdu.
LUI. -- Non, non, d'amass��. On s'enrichit �� chaque instant. Un jour de moins �� vivre, ou un ��cu de plus; c'est tout un. Le point important est d'aller ais��ment, librement, agr��ablement, copieusement, tous les soirs �� la garde-robe. O stercus pretiosum! Voil�� le grand r��sultat de la vie dans tous les ��tats. Au dernier moment, tous sont ��galement riches; et Samuel Bernard qui �� force de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions en or, et Rameau qui ne laissera rien; Rameau �� qui la charit�� fournira la serpilli��re dont on l'enveloppera. Le mort n'entend pas sonner les cloches. C'est en vain que cent pr��tres s'��gosillent pour lui: qu'il est pr��c��d�� et suivi d'une longue file de torches ardentes; son ame ne marche pas �� c?t�� du ma?tre des c��r��monies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre, c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants rouges, et les Enfants bleus, ou n'avoir personne, qu'est-ce que cela fait. Et puis vous voyez bien ce poignet; il ��tait raide comme un diable. Ces dix doigts, c'��taient autant de batons fich��s dans un m��tacarpe de bois; et ces tendons, c'��taient de vieilles cordes �� boyau plus s��ches, plus raides, plus inflexibles que celles qui ont servi �� la roue d'un tourneur. Mais je vous les ai tant tourment��es, tant bris��es, tant rompues. Tu ne veux pas aller; et moi, mordieu, je dis que tu iras; et cela sera.
Et tout en disant cela, de la main droite, il s'��tait saisi les doigts et le poignet de la main gauche; et il les renversait en dessus; en dessous; l'extr��mit�� des doigts touchait au bras; les jointures en craquaient; je craignais que les os n'en demeurassent disloqu��s.
MOI. -- Prenez garde, lui dis-je; vous allez vous estropier.
LUI. -- Ne craignez rien. Ils y sont faits; depuis dix ans, je leur en ai bien donn�� d'une autre fa?on. Malgr�� qu'ils en eussent, il a bien fallu que les bougres s'y accoutumassent, et qu'ils apprissent �� se placer sur les touches et �� voltiger sur les cordes. Aussi �� pr��sent cela va. Oui, cela va.
En m��me temps, il se met dans l'attitude d'un joueur de violon; il fredonne de la voix un allegro de Locatelli, son bras droit imite le mouvement de l'archet; sa main gauche et ses doigts semblent se promener sur la longueur du manche; s'il fait un ton faux; il s'arr��te; il remonte ou baisse la corde; il la pince de l'ongle, pour s'assurer qu'elle est juste; il reprend le morceau o�� il l'a laiss��; il bat la mesure du pied; il se d��m��ne de la t��te, des pieds, des mains, des bras, du corps. Comme vous avez vu
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