Le nabab, tome II | Page 3

Alphonse Daudet

tunique blanche qui laissait à l'air, sous des dentelles jaunies, ses beaux
bras de vieille femme, les bras, cette beauté qui meurt la dernière.
--Regarde mes kuchlen, mignonne, s'ils sont réussis cette fois... Ah!
pardon, je n'avais pas vu que tu avais du monde... Tiens! Mais c'est M.
Paul... Ça va bien, monsieur Paul?... Goûtez donc un de mes gâteaux...

Et l'aimable vieille, à qui ses atours semblaient prêter une vivacité
extraordinaire, s'avançait en sautillant, son assiette en équilibre au bout
de ses doigts de poupée.
«Laisse-le donc, lui dit Félicia tranquillement... Tu lui en offriras à
dîner.
--A dîner?»
La danseuse fut si stupéfaite qu'elle manqua renverser sa jolie pâtisserie,
soufflée, légère et excellente comme elle.
«Mais oui, je le garde à dîner avec nous... Oh! je vous en prie,
ajouta-t-elle avec une insistance particulière en voyant le mouvement
de refus du jeune homme, je vous en prie, ne me dites pas non... C'est
un service véritable que vous me rendez en restant ce soir... Voyons, je
n'ai pas hésité tout à l'heure, moi...»
Elle lui avait pris la main; et vraiment, l'on sentait une étrange
disproportion entre sa demande et le ton suppliant, anxieux, dont elle
était faite. Paul se défendit encore. Il n'était pas habillé... Comment
voulait-elle?... Un dîner où elle avait du monde...
«Mon dîner?... Mais je le décommande... Voilà comme je suis... Nous
serons seuls, tous les trois, avec Constance.
--Mais, Félicia, mon enfant, tu n'y songes pas... Eh bien! Et le... l'autre
qui va venir tout à l'heure.
--Je vais lui écrire de rester chez lui, parbleu!
--Malheureuse, il est trop tard...
--Pas du tout. Six heures sonnent. Le dîner était pour sept heures et
demie... Tu vas vite lui faire porter ça.»
Elle écrivait, en hâte, sur un coin de table.
«Quelle étrange fille, mon Dieu, mon Dieu!... murmurait la danseuse

tout ahurie, pendant que Félicia, ravie, transfigurée, fermait
joyeusement sa lettre.
--Voilà mon excuse faite... La migraine n'a pas été inventée pour
Kadour...»
Puis, la lettre partie:
«Oh! que je suis contente; la bonne soirée que nous allons passer...
Embrasse-moi donc, Constance... Cela ne nous empêchera pas de faire
honneur à tes Kuchlen, et nous aurons le plaisir de te voir dans une jolie
toilette qui te donne l'air plus jeune que moi.»
Il n'en fallait pas tant pour faire pardonner par la danseuse ce nouveau
caprice de son cher démon et le crime de lèse-majesté auquel on venait
de l'associer. En user si cavalièrement avec un pareil personnage! il n'y
avait qu'elle au monde, il n'y avait qu'elle... Quant à Paul de Géry, il
n'essayait plus de résister, repris de cet enlacement dont il avait pu se
croire dégagé par l'absence et qui, dès le seuil de l'atelier, comprimait
sa volonté, le livrait lié et vaincu au sentiment qu'il était bien résolu à
combattre.
* * * * *
Évidemment le dîner, un vrai dîner de gourmandise, surveillé par
l'Autrichienne dans ses moindres détails, avait été préparé pour un
invité de grande volée. Depuis le haut chandelier kabyle à sept
branches de bois sculpté qui rayonnait sur la nappe couverte de
broderies, jusqu'aux aiguières à long col enserrant les vins dans des
formes bizarres et exquises, l'appareil somptueux du service, la
recherche des mets aiguisés d'une pointe d'étrangeté révélaient
l'importance du convive attendu, le soin qu'on avait mis à lui plaire. On
était bien chez un artiste. Peu d'argenterie, mais de superbes faïences,
beaucoup d'ensemble, sans le moindre assortiment. Le vieux Rouen, le
Sèvres rose, les cristaux hollandais montés de vieux étains ouvrés se
rencontraient sur cette table comme sur un dressoir d'objets rares
rassemblés par un connaisseur pour le seul contentement de son goût.
Un peu de désordre par exemple, dans ce ménage monté au hasard de la

trouvaille. Le merveilleux huilier n'avait plus de bouchons. La salière
ébréchée débordait sur la nappe, et à chaque instant: «Tiens! Qu'est
devenu le moutardier?... Qu'est-ce qu'il est arrivée cette fourchette?»
Cela gênait un peu de Géry pour la jeune maîtresse de maison qui, elle,
n'en prenait aucun souci.
Mais quelque chose mettait Paul plus mal à l'aise encore, c'était la
préoccupation de savoir quel hôte privilégié il remplaçait à cette table,
que l'on pouvait traiter à la fois avec tant de magnificence et un
sans-façon si complet. Malgré tout, il le sentait présent, offensant pour
sa dignité personnelle, ce convive décommandé. Il avait beau vouloir
l'oublier; tout le lui rappelait, jusqu'à la parure de la bonne fée assise en
face de lui et qui gardait encore quelques-uns des grands airs dont elle
s'était d'avance munie pour la circonstance solennelle. Cette pensée le
troublait, lui gâtait la joie d'être là.
En revanche, comme il arrive dans tous les duos où les unissons sont
très rares, jamais il n'avait vu Félicia si affectueuse, de si joyeuse
humeur.
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