Le nabab, tome II | Page 4

Alphonse Daudet
suis n��e sous un pont, dans un coup de vent, que j'ai toujours aim�� les natures pos��es, raisonnables.
--Oh! ma fille, qu'est-ce que tu vas faire croire �� M. Paul, que tu es n��e sous un pont?... disait la bonne Crenmitz, qui ne pouvait se faire �� l'exag��ration de certaines images et prenait tout au pied de la lettre.
--Laisse-le croire ce qu'il voudra, ma f��e... Nous ne le visons pas pour mari... Je suis s?re qu'il ne voudrait pas de ce monstre qu'on appelle une femme artiste. Il croirait ��pouser le diable... Vous avez bien raison, Minerve... L'art est un despote. Il faut se donner �� lui tout entier. On met dans son oeuvre ce qu'on a d'id��al, d'��nergie, d'honn��tet��, de conscience, si bien qu'il ne vous en reste plus pour la vie, et que le travail termin�� vous jette l�� sans force et sans boussole comme un ponton d��mat�� �� la merci de tous les flots... Triste acquisition qu'une ��pouse pareille.
--Pourtant, hasarda timidement le jeune homme, il me semble que l'art, si exigeant qu'il soit, ne peut pas accaparer la femme �� lui tout seul. Que ferait-elle de ses tendresses, de ce besoin d'aimer, de se d��vouer, qui est en elle bien plus qu'en nous le mobile de tous ses actes??
Elle r��va un moment avant de r��pondre.
?Vous avez peut-��tre raison, sage Minerve... Le fait est qu'il y a des jours o�� ma vie sonne terriblement creux... J'y sens des trous, des profondeurs. Tout dispara?t de ce que j'y jette pour la combler... Mes plus beaux enthousiasmes artistiques s'engouffrent l��-dedans et meurent chaque fois dans un soupir... Alors je pense au mariage. Un mari, des enfants, un tas d'enfants qui se rouleraient par l'atelier, le nid �� soigner pour tout cela, la satisfaction de cette activit�� physique qui manque �� nos existences d'art, des occupations r��guli��res, du train, des chants, des gaiet��s na?ves, qui vous forceraient �� jouer au lieu de penser dans le vide, dans le noir, �� rire devant un ��chec d'amour-propre, �� n'��tre qu'une m��re satisfaite, le jour o�� le public ferait de vous une artiste us��e, finie...?
Et devant cette vision de tendresse la beaut�� de la jeune fille prit une expression que Paul ne lui avait jamais vue, qui le saisit tout entier, lui donna une envie folle d'emporter dans ses bras ce bel oiseau sauvage r��vant du colombier, pour le d��fendre, l'abriter dans l'amour s?r d'un honn��te homme.
Elle, sans le regarder, continuait:
?Je ne suis pas si envol��e que j'en ai l'air, allez... Demandez �� ma bonne marraine, quand elle m'a mise en pension, si je ne me tenais pas droite �� l'alignement... Mais quel gachis ensuite dans ma vie... Si vous saviez quelle jeunesse j'ai eue, quelle pr��coce exp��rience m'a fan�� l'esprit, quelle confusion dans mon jugement de petite fille du permis et du d��fendu, de la raison et de la folie. L'art seul, c��l��br��, discut��, restait debout dans tout cela, et je me suis r��fugi��e en lui... C'est peut-��tre pourquoi je ne serai jamais qu'une artiste, une femme en dehors des autres, une pauvre amazone au coeur prisonnier dans sa cuirasse de fer, lanc��e dans le combat comme un homme et condamn��e �� vivre et �� mourir en homme.?
Pourquoi ne lui dit-il pas alors:
?Belle guerri��re, laissez l�� vos armes, rev��tez la robe flottante et les graces du gyn��c��e. Je vous aime, je vous supplie, ��pousez-moi pour ��tre heureuse et pour me rendre heureux aussi.
Ah! voil��. Il avait peur que l'autre, vous savez bien, celui qui devait venir d?ner ce soir et qui restait entre eux malgr�� l'absence, l'entend?t parler ainsi et f?t en droit de le railler ou de le plaindre pour ce bel ��lan.
?En tout cas, je jure bien une chose, reprit-elle, c'est que si jamais j'ai une fille, je tacherai d'en faire une vraie femme et non pas une pauvre abandonn��e comme je suis... Oh! tu sais, ma f��e, ce n'est pas pour toi que je dis cela... Tu as toujours ��t�� bonne avec ton d��mon, pleine de soins et de tendresses... Mais regardez-la donc comme elle est jolie, comme elle a l'air jeune ce soir.?
Anim��e par le repas, les lumi��res, une de ces toilettes blanches dont le reflet efface les rides, la Crenmitz renvers��e sur sa chaise tenait �� la hauteur de ses yeux mi-clos un verre de Chateau-Yquem venu de la cave du Moulin-Rouge leur voisin; et sa petite frimousse rose, ses atours flottants de pastel refl��t��s dans le vin dor��, qui leur pr��tait son ardeur piquante, rappelaient l'ancienne h��ro?ne des soupers fins �� la sortie du th��atre, la Crenmitz du bon temps, non pas audacieuse �� la fa?on des ��toiles de notre op��ra moderne, mais inconsciente et roul��e dans son luxe comme une perle fine dans la nacre de sa coquille. F��licia, qui d��cid��ment ce soir-l�� voulait plaire �� tout
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 88
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.