Le nabab, tome II | Page 2

Alphonse Daudet
qu'elle r��serve ce soir au grand personnage qui leur fait l'honneur de venir d?ner avec elles... Ici la douce Crenmitz, qui rumine paisiblement toutes ces pens��es en regardant le fin bout de ses souliers �� bouffettes, se rappelle subitement qu'elle a promis de confectionner une assiette de patisseries viennoises pour le d?ner du personnage en question, et sort de l'atelier discr��tement sur la pointe de ses petits pieds.
Toujours la pluie, toujours la boue, toujours le beau sphinx accroupi, les yeux perdus dans l'horizon fangeux. A quoi pense-t-il? Qu'est-ce qu'il regarde venir l��-bas, par ces routes souill��es, douteuses sous la nuit qui tombe, avec ce pli au front et cette l��vre expressive de d��go?t? Est-ce son destin qu'il attend? Triste destin qui s'est mis en marche par un temps pareil, sans crainte de l'ombre, de la boue...
Quelqu'un vient d'entrer dans l'atelier, un pas plus lourd que le trot de souris de Constance. Le petit domestique sans doute. Et F��licia, brutalement sans se retourner:
?Va te coucher... Je n'y suis pour personne...
--J'aurais bien voulu vous parler cependant, lui r��pond une voix amie.?
Elle tressaille, se redresse, et radoucie, presque rieuse devant ce visiteur inattendu:
--Tiens! c'est vous, jeune Minerve... Comment ��tes-vous donc entr��?
--Bien simplement. Toutes les portes sont ouvertes.
--Cela ne m'��tonne pas. Constance est comme folle, depuis ce matin, avec son d?ner...
--Oui, j'ai vu. L'antichambre est pleine de fleurs. Vous avez?...
--Oh! un d?ner b��te, un d?ner officiel. Je ne sais pas comment j'ai pu... Asseyez-vous donc l��; pr��s de moi. Je suis heureuse de vous voir.?
Paul s'assied, un peu troubl��. Jamais elle ne lui a paru si belle. Dans le demi-jour de l'atelier, parmi l'��clat brouill�� des objets d'art, bronzes, tapisseries, sa paleur fait une lumi��re douce, ses yeux ont des reflets de pierre pr��cieuse, et sa longue amazone serr��e dessine l'abandon de son corps de d��esse. Puis elle parle d'un ton si affectueux, elle semble si heureuse de cette visite. Pourquoi est-il rest�� aussi longtemps loin d'elle? Voil�� pr��s d'un mois qu'on ne l'a vu. Ils ne sont donc plus amis? Lui s'excuse de son mieux. Les affaires, un voyage. D'ailleurs, s'il n'est pas venu ici, il a souvent parl�� d'elle, oh! bien souvent, presque tous les jours.
?Vraiment? Et avec qui?
--Avec...?
Il va dire: ?avec Aline Joyeuse...? mais une g��ne l'arr��te, un sentiment ind��finissable, comme une pudeur de prononcer ce nom dans l'atelier qui en a entendu tant d'autres. Il y a des choses qui ne vont pas ensemble, sans qu'on sache bien pourquoi. Paul aime mieux r��pondre par un mensonge qui l'am��ne droit au but de sa visite:
?Avec un excellent homme �� qui vous avez caus�� une peine bien inutile... Voyons, pourquoi ne lui avez-vous pas fini son buste, �� ce pauvre Nabab?... C'��tait un grand bonheur, une grande fiert�� pour lui ce buste �� l'exposition... Il y comptait.?
A ce nom du Nabab, elle s'est troubl��e l��g��rement:
?C'est vrai, dit-elle, j'ai manqu�� �� ma parole... Que voulez-vous? Je suis �� caprices, moi... Mais mon d��sir est bien de le reprendre un de ces jours... Voyez, le linge est dessus, tout mouill��, pour que la terre ne s��che pas...
--Et l'accident?... Oh! vous savez, nous n'y avons pas cru...
--Vous avez eu tort... Je ne mens jamais... Une chute, un ��-plat formidable... Seulement la glaise ��tait fra?che. J'ai r��par�� cela facilement. Tenez!?
Elle enleva le linge d'un geste; le Nabab surgit avec sa bonne face tout heureuse d'��tre portraitur��e, et si vrai, tellement ?nature? que Paul eut un cri d'admiration.
?N'est-ce pas qu'il est bien? dit-elle na?vement... Encore quelques retouches l�� et l��... (Elle avait pris l'��bauchoir, la petite ��ponge et pouss�� la sellette dans ce qui restait de jour.) Ce serait l'affaire de quelques heures; mais il ne pourrait toujours pas aller �� l'exposition. Nous sommes le 22; tous les envois sont faits depuis longtemps.
--Bah!... avec des protections...?
Elle eut un froncement de sourcils et sa mauvaise expression retombante de la bouche:
?C'est vrai... La prot��g��e du duc de Mora... Oh! vous n'avez pas besoin de vous d��fendre. Je sais ce qu'on dit et je m'en moque comme de ?a... (Elle envoya une boulette de glaise s'emplatrer contre la tenture.) Peut-��tre m��me qu'�� force de supposer ce qui n'est pas... Mais laissons l�� ces infamies, dit-elle en relevant sa petite t��te aristocratique... Je tiens �� vous faire plaisir, Minerve... Votre ami ira au Salon cette ann��e.?
A ce moment, un parfum de caramel, de pate chaude envahit l'atelier o�� tombait le cr��puscule en fine poussi��re d��colorante; et la f��e apparut, un plat de beignets �� la main, une vraie f��e, par��e, rajeunie, v��tue d'une tunique blanche qui laissait �� l'air, sous des dentelles jaunies, ses beaux bras de vieille femme, les bras, cette beaut�� qui meurt la derni��re.
--Regarde mes kuchlen, mignonne, s'ils sont r��ussis cette fois... Ah! pardon, je n'avais pas vu que tu avais du monde... Tiens! Mais c'est M. Paul...
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