Le nabab, tome II | Page 6

Alphonse Daudet
le duc de Mora qui devait d?ner ici?
--Oui... je m'ennuyais... un jour de spleen... Ces journées-là sont mauvaises pour moi...
--Est-ce que la duchesse devait venir?
--La duchesse?... Non. Je ne la connais pas.
--Eh bien! à votre place, je ne recevrais jamais chez moi, à ma table, un homme marié dont je ne verrais pas la femme... Vous vous plaignez d'être une abandonnée; pourquoi vous abandonner vous-même?... Quand on est sans reproche, il faut se garder du soup?on... Est-ce que je vous fache?
--Non, non, grondez-moi, Minerve... Je veux bien de votre morale. Elle est droite et franche, celle-là; elle ne clignote pas comme celle des Jenkins... Je vous l'ai dit, j'ai besoin qu'on me conduise...?
Et jetant devant lui le croquis qu'elle venait de terminer:
?Tenez! voilà l'amie dont je vous parlais... Une affection profonde et s?re que j'ai eu la folie de laisser perdre comme une gacheuse que je suis... C'est elle que j'invoquais dans les moments difficiles, quand il fallait prendre une décision, faire quelque sacrifice... Je me disais: ?Qu'en pensera-t-elle?? comme nous nous arrêtons dans un travail d'artiste pour songer à quelque grand, à un de nos ma?tres... Il faut que vous soyez cela pour moi. Voulez-vous??
Paul ne répondit pas. Il regardait le portrait d'Aline. C'était elle, c'était bien elle, son profil pur, sa bouche railleuse et bonne, et la longue boucle en caresse sur le col fin. Ah! tous les ducs de Mora pouvaient venir maintenant. Félicia n'existait plus pour lui.
Pauvre Félicia, douée de pouvoirs supérieurs, elle était bien comme ces magiciennes qui nouent et dénouent les destins des hommes sans pouvoir rien pour leur propre bonheur.
?Voulez-vous me donner ce croquis?? dit-il tout bas, la voix émue.
--Très-volontiers... Elle est gentille, n'est-ce pas?... Ah! ma foi, celle-là, si vous la rencontrez, aimez-la, épousez-la. Elle vaut mieux que toutes.
Pourtant, à défaut d'elle... à défaut d'elle...?
Et le beau sphinx apprivoisé levait vers lui ses grands yeux mouillés et rieurs, dont l'énigme n'avait plus rien d'indéchiffrable.

XIV
L'EXPOSITION
?Superbe...
--Un succès énorme. Barye n'a jamais rien fait d'aussi beau.
--Et le buste du Nabab?... Quelle merveille? C'est Constance Crenmitz qui est heureuse. Regardez-la trotter...
--Comment! c'est la Crenmitz cette petite vieille en mantelet d'hermine! Voilà vingt ans que je la croyais morte.?
Oh! non, bien vivante au contraire. Ravie, rajeunie par le triomphe de sa filleule, qui tient décidément le succès de l'Exposition, elle circule parmi la foule d'artistes, de gens du monde formant aux deux endroits où sont exposés les envois de Félicia, comme deux masses de dos noirs, de toilettes mêlées, se pressant, s'étouffant pour regarder. Constance, si timide d'ordinaire, se glisse au premier rang, écoute les discussions, attrape au vol des bouts de phrases, des formules qu'elle retient, approuve de la tête, sourit, lève les épaules lorsqu'elle entend dire une bêtise, tentée de foudroyer le premier qui n'admirerait pas.
Que ce soit la bonne Crenmitz ou une autre, vous la verrez à toutes les ouvertures du salon, cette silhouette furtive r?dant autour des conversations, l'air anxieux, l'oreille tendue; quelquefois un vieux bonhomme de père dont le regard vous remercie d'un mot aimable dit en passant, ou prend une expression désolée pour une épigramme qu'on lance à l'oeuvre d'art et qui va frapper un coeur derrière vous. Une figure à ne pas oublier, certainement, si jamais quelque peintre épris de modernité songeait à fixer sur une toile cette manifestation bien typique de la vie parisienne, une ouverture d'exposition dans cette vaste serre de la sculpture, aux allées sablées de jaune, à l'immense plafond en vitrage sous lequel se détachent à mi-hauteur les tribunes du premier étage garnies de têtes penchées qui regardent, de draperies flottantes improvisées.
Dans une lumière un peu froide, palie à ces tentures vertes du pourtour, où les rayons se raréfient, dirait-on, pour laisser à la vue des promeneurs une certaine justesse recueillie, la foule lente va et vient, s'arrête, se disperse sur les bancs, serrée par groupes, et pourtant mêlant les mondes mieux qu'aucune autre assemblée, comme la saison mobile et changeante, à cette époque de l'année, confond toutes les parures, fait se fr?ler au passage les dentelles noires, la tra?ne impérieuse de la grande dame venue pour voir l'effet de son portrait, et les fourrures sibériennes de l'actrice retour de Russie et voulant qu'on le sache bien.
Ici, pas de loges, de baignoires, de places réservées, et c'est ce qui donne à cette première en plein jour un si grand charme de curiosité. Les vraies mondaines peuvent juger de près ces beautés peintes tant applaudies aux lumières; le petit chapeau, nouvelle forme, des marquises de Bois-l'Héry croise la toilette plus que modeste de quelque femme ou fille d'artiste, tandis que le modèle, qui a posé pour cette belle Andromède de l'entrée, passe victorieusement, habillée d'une jupe trop courte, de vêtements misérables jetés sur sa beauté avec tous les faux plis de la mode. On s'étudie, on s'admire,
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