Le nabab, tome I | Page 2

Alphonse Daudet
débattait au loin dans des buissons d'épines cruelles et l'on ne le voyait plus à Paris que rarement. Du reste il est bien gênant pour un galant homme de compter ainsi avec les morts et de dire: ?Vous vous trompez. Bien que ce f?t un h?te aimable, on ne m'a pas souvent vu chez lui.? Qu'il me suffise donc de déclarer qu'en parlant du fils de la mère Fran?oise comme je l'ai fait, j'ai voulu le rendre sympathique et que le reproche d'ingratitude me parait de toute fa?on une absurdité. Cela est si vrai que bien des gens trouvent le portrait trop flatté, plus intéressant que nature. A ces gens-là ma réponse est fort simple: ?Jansoulet m'a fait l'effet d'un brave homme; mais en tout cas, si je me trompe, prenez-vous-en aux journaux qui vous ont dit son vrai nom. Moi je vous ai livré mon roman comme un roman, mauvais ou bon, sans ressemblance garantie.
Quant à Mora, c'est autre chose. On a parlé d'indiscrétion, de défection politique... Mon Dieu, je ne m'en suis jamais caché. J'ai été, à l'age de vingt ans, attaché au cabinet du haut fonctionnaire qui m'a servi de type; et mes amis de ce temps-là savent quel grave personnage politique je faisais. L'Administration elle aussi a d? garder un singulier souvenir de ce fantastique employé à crinière Mérovingienne, toujours le dernier venu au bureau, le premier parti, et ne montant jamais chez le duc que pour lui demander des congés; avec cela d'un naturel indépendant, les mains nettes de toute cantite, et si peu inféodé à l'Empire que le jour où le duc lui offrit d'entrer à son cabinet, le futur attaché crut devoir déclarer avec une solennité juvénile et touchante ?qu'il était Légitimiste.?
?L'Impératrice l'est aussi,? répondit l'Excellence en souriant d'un grand air impertinent et tranquille. C'est avec ce sourire-là que je l'ai toujours vu, sans avoir besoin pour cela de regarder par le trou des serrures; et c'est ainsi que je l'ai peint, tel qu'il aimait à se montrer, dans son attitude de Richelieu-Brümmel. L'histoire s'occupera de l'homme d'état. Moi j'ai fait voir, en le mêlant de fort loin à la fiction de mon drame, le mondain qu'il était et qu'il voulait être, assuré d'ailleurs que de son vivant il ne lui e?t point déplu d'être présenté ainsi.
Voilà ce que j'avais à dire. Et maintenant, ces déclarations faites en toute franchise, retournons bien vite au travail. On trouvera ma préface un peu courte et les curieux y auront en vain cherché le piment attendu. Tant pis pour eux. Si brève que soit cette page, elle est pour moi trois fois trop longue. Les préfaces ont cela de mauvais surtout qu'elles vous empêchent d'écrire des livres.
ALPHONSE DAUDET.

LE NABAB

I
LES MALADES DU DOCTEUR JENKINS
Debout sur le perron de son petit h?tel de la rue de Lisbonne, rasé de frais, l'oeil brillant, la lèvre entr'ouverte d'aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants épandus sur un vaste collet d'habit, carré d'épaules, robuste et sain comme un chêne, l'illustre docteur irlandais Robert Jenkins, chevalier du Medjidié et de l'ordre distingué de Charles III d'Espagne, membre de plusieurs sociétés savantes ou bienfaisantes, président fondateur de l'oeuvre de Bethléem, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins à base arsenicale, c'est-à-dire le médecin à la mode de l'année 1864, l'homme le plus occupé de Paris, s'apprêtait à monter en voiture, un matin de la fin de novembre, quand une croisée s'ouvrit au premier étage sur la cour intérieure de l'h?tel, et une voix de femme demanda timidement:
?Rentrerez-vous déjeuner, Robert??
Oh! de quel bon et loyal sourire s'éclaira tout à coup cette belle tête de savant et d'ap?tre, et dans le tendre bonjour que ses yeux envoyèrent là-haut vers le chaud peignoir blanc entrevu derrière les tentures soulevées, comme on devinait bien une de ces passions conjugales, tranquilles et s?res, que l'habitude resserre de toute la souplesse et la solidité de ses liens.
?Non, madame Jenkins... Il aimait à lui donner ainsi publiquement son titre d'épouse légitime, comme s'il e?t trouvé là une intime satisfaction, une sorte d'acquit de conscience envers la femme qui lui rendait la vie si riante... Mon, ne m'attendez pas ce matin. Je déjeune place Vend?me.
--Ah! oui... le Nabab, dit la belle madame Jenkins avec une nuance très marquée de respect pour ce personnage des Mille et une Nuits dont tout Paris parlait depuis un mois; puis, après un peu d'hésitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries, elle chuchota, rien que pour le docteur:
--Surtout n'oubliez pas ce que vous m'avez promis.?
C'était vraisemblablement quelque chose de bien difficile à tenir, car au rappel de cette promesse les sourcils de l'ap?tre se froncèrent, son sourire se pétrifia, toute sa figure prit une expression d'incroyable dureté; mais ce fut l'affaire d'un instant. Au chevet de leurs riches malades, ces physionomies de médecins à la
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