ses grands bras et ses grandes jambes. En voyant cette structure
athlétique et cette figure décidée, Lapierre quitta son ton de grand
seigneur facétieux et l'interrogea avec politesse. Le farinier était, en
effet, des mieux renseignés; mais, aux éclaircissements qu'il donna,
Suzette jugea nécessaire de l'introduire auprès de madame de
Blanchemont, qui prenait son chocolat dans la salle avec le petit
Édouard, et qui, loin de partager la consternation de ses gens, se
réjouissait d'apprendre d'eux que Blanchemont était un pays perdu et
quasi introuvable.
L'échantillon du terroir qui se présentait en cet instant devant Marcelle
avait cinq pieds huit pouces de haut, taille remarquable dans un pays où
les hommes sont généralement plus petits que grands. Il était robuste à
proportion, bien fait, dégagé, et d'une figure remarquable. Les filles de
son endroit l'appelaient le beau farinier, et cette épithète était aussi bien
méritée que l'autre. Quand il essuyait du revers de sa manche la farine
qui couvrait habituellement ses joues, il découvrait un teint brun et
animé du plus beau ton. Ses traits étaient réguliers, largement taillés
comme ses membres, ses yeux noirs et bien fendus, ses dents
éblouissantes, et ses longs cheveux châtains ondulés et crépus comme
ceux d'un homme très-fort, encadraient carrément un front large et bien
rempli, qui annonçait plus de finesse et de bon sens que d'idéal
poétique. Il était vêtu d'une blouse gros-bleu et d'un pantalon de toile
grise. Il portait peu de bas, de gros souliers ferrés, et un lourd bâton de
cormier terminé par un noeud de la branche qui en faisait une espèce de
massue.
Il entra avec une assurance qu'on eût pu prendre pour de l'effronterie, si
la douceur de ses yeux d'un bleu clair, et le sourire de sa grande bouche
vermeille n'eussent témoigné que la franchise, la bonté, et une sorte
d'insouciance philosophique, faisaient le fond de son caractère.
--Salut, Madame, dit-il en soulevant son chapeau de feutre gris à grands
bords, mais sans le détacher précisément de sa tête; car autant le vieux
paysan est obséquieux et disposé à saluer tout ce qui est mieux habillé
que lui, autant celui qui date d'après la Révolution est remarquable par
l'adhérence de son couvre-chef à sa chevelure.--On me dit que vous
voulez savoir de moi la route de Blanchemont?
La voix forte et sonore du grand farinier avait fait tressaillir Marcelle
qui ne l'avait pas vu entrer. Elle se retourna vivement, un peu surprise
d'abord de son aplomb. Mais tel est le privilège de la beauté, qu'en
s'examinant mutuellement, le jeune meunier et la jeune dame oublièrent
aussitôt cette sorte de méfiance que la différence des rangs inspire
toujours au premier abord. Seulement Marcelle, le voyant disposé à la
familiarité, crut devoir lui rappeler, par une grande politesse, les égards
dus à son sexe...
--Je vous remercie beaucoup de votre obligeance, lui dit-elle en le
saluant, et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien me dire s'il y a un
chemin praticable pour les voitures d'ici à la ferme de Blanchemont.
Le grand farinier, sans y être invité, avait déjà pris une chaise pour
s'asseoir; mais en s'entendant appeler _monsieur_, il comprit avec la
rare perspicacité dont il était doué qu'il avait affaire à une personne
bienveillante et respectable par elle-même. Il ôta tout doucement son
chapeau sans se déconcerter, et appuyant ses mains sur le dossier de la
chaise, comme pour se donner une contenance:
--Il y a un chemin vicinal, pas très-doux, dit-il, mais où l'on ne verse
pas quand on y prend garde; le tout c'est de le suivre et de n'en pas
prendre un autre. J'expliquerai cela à votre postillon. Mais le plus sûr
serait de prendre ici une patache, car les dernières pluies d'orage ont
endommagé plus que de raison la Vallée-Noire, et je ne dis pas que les
petites roues de votre voiture puissent sortir des ornières. Ça se pourrait,
mais je n'en réponds pas.
--Je vois que vos ornières ne plaisantent pas, et qu'il sera prudent de
suivre votre conseil. Vous êtes sûr qu'avec une patache je ne verserai
pas?
--Oh! n'ayez pas peur, Madame.
--Je n'ai pas peur pour moi, mais pour ce petit enfant. Voilà ce qui me
rend prudente.
--Le fait est que ce serait dommage d'écraser ce petit-là, dit le grand
farinier en s'approchant du jeune Édouard d'un air de bienveillance
sincère. Comme c'est mignon et gentil, ce petit homme!
--C'est bien délicat, n'est-ce pas? lui dit Marcelle en souriant.
--Ah dame! ça n'est pas fort, mais c'est joli comme une fille. Vous allez
donc venir dans le pays de chez nous, Monsieur?
--Tiens, ce grand-là! s'écria Édouard en s'accrochant au farinier qui
s'était penché vers lui. Fais-moi donc toucher le plafond!
Le meunier prit l'enfant et, l'élevant au-dessus de sa tête, le promena le
long des corniches enfumées
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