Le meunier dAngibault | Page 7

George Sand
ne pouvaient que lui faire grand bien. Puis, Marcelle, devenue
tout à coup adroite pour triompher des obstacles qu'elle avait prévus et
médités durant sa veillée rapportée au précédent chapitre, fit valoir les
obligations que lui imposait le rôle de tutrice de son fils. Elle ignorait
encore en partie l'état de la succession de M. de Blanchemont; s'il s'était
fait faire des avances considérables par ses fermiers, s'il n'avait pas
donné de fortes hypothèques sur ses terres, etc. Son devoir était d'aller
vérifier toutes ces choses, et de ne s'en remettre qu'à elle-même, afin de
savoir sur quel pied elle devait vivre ensuite sans compromettre l'avenir
de son fils. Elle parla si sagement de ces intérêts, qui, au fond,

l'occupaient fort peu, qu'au bout de douze heures elle avait remporté la
victoire et amené toute la famille à approuver et à louer sa résolution.
Son amour pour Henri était demeuré si secret, qu'aucun soupçon ne vint
troubler la confiance des grands parents.
Soutenue par une activité inaccoutumée et par un espoir enthousiaste,
Marcelle ne dormit guère mieux la nuit qui suivit celle de sa dernière
entrevue avec Lémor. Elle fit les rêves les plus étranges, tantôt riants,
tantôt pénibles. Enfin, elle s'éveilla tout à fait avec l'aube, et, jetant un
regard rêveur sur l'intérieur de son appartement, elle fut frappée pour la
première fois du luxe inutile et dispendieux déployé autour d'elle. Des
tentures de satin, des meubles d'une mollesse et d'une ampleur extrêmes,
mille recherches ruineuses, mille babioles brillantes, enfin tout l'attirail
de dorures, de porcelaines, de bois sculptés et de fantaisies qui
encombrent aujourd'hui la demeure d'une femme élégante. «Je voudrais
bien savoir, pensa-t-elle, pourquoi nous méprisons tant les filles
entretenues. Elles se font donner ce que nous pouvons nous donner à
nous-mêmes. Elles sacrifient leur pudeur à la possession de ces choses
qui ne devraient avoir aucun prix aux yeux des femmes sérieuses et
sages, et que nous regardons pourtant comme indispensables. Elles ont
les mêmes goûts que nous, et c'est pour paraître aussi riches et aussi
heureuses que nous qu'elles s'avilissent. Nous devrions leur donner
l'exemple d'une vie simple et austère avant de les condamner! Et si l'on
voulait bien comparer nos mariages indissolubles avec leurs unions
passagères, verrait-on beaucoup plus de désintéressement chez les
jeunes filles de notre classe? Ne verrait-on pas chez nous aussi souvent
que chez les prostituées une enfant unie à un vieillard, la beauté
profanée par la laideur du vice, l'esprit soumis à la sottise, le tout pour
l'amour d'une parure de diamants, d'un carrosse et d'une loge aux
Italiens? Pauvres filles! On dit que vous nous méprisez aussi de votre
côté; vous avez bien raison!»
Cependant, le jour bleuâtre et pur qui perçait à travers les rideaux
faisait paraître enchanteur le sanctuaire qu'en d'autres temps madame
de Blanchemont s'était plu à décorer elle-même avec un goût exquis.
Elle avait presque toujours vécu loin de son mari, et cette jolie chambre
si chaste et si fraîche, où Henri lui-même n'avait jamais osé pénétrer, ne
lui rappelait que des souvenirs mélancoliques et doux. C'était là que,
fuyant le monde, elle avait lu et rêvé au parfum de ces fleurs d'une

beauté sans égale que l'on ne trouve qu'à Paris et qui font aujourd'hui
partie de la vie des femmes aisées. Elle avait rendu cette retraite
poétique autant qu'elle l'avait pu; elle l'avait ornée et embellie pour
elle-même; elle s'y était attachée comme à un asile mystérieux, où les
douleurs de sa vie et les orages de son âme s'étaient toujours apaisés
dans le recueillement et la prière. Elle y promena un long regard
d'affection, puis elle prononça, en elle-même, la formule d'un éternel
adieu à tous ces muets témoins de sa vie intime... vie cachée comme
celle de la fleur qui n'aurait pas une tache à montrer au soleil, mais qui
penche sa tête sous la feuillée par amour de l'ombre et de la fraîcheur.
--Retraite de mon choix, ornements selon mon goût, je vous ai aimés,
pensa-t-elle; mais je ne puis plus vous aimer, car vous êtes les
compagnons et les consécrateurs de la richesse et de l'oisiveté. Vous
représentez à mes yeux, désormais, tout ce qui me sépare d'Henri. Je ne
pourrais donc plus vous regarder sans dégoût et sans amertume.
Quittons-nous avant de nous haïr. Sévère madone, tu cesserais de me
protéger; glaces pures et profondes, vous me feriez détester ma propre
image; beaux vases de fleurs, vous n'auriez plus pour moi ni grâces ni
parfums!
Puis, avant d'écrire à Henri, comme elle l'avait résolu, elle alla sur la
pointe du pied contempler et bénir le sommeil de son fils. La vue de ce
pâle enfant, dont l'intelligence précoce s'était développée aux dépens de
sa force physique, lui causa un attendrissement passionné. Elle lui parla
dans son coeur comme s'il eût
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