Le marchand de Venise | Page 9

William Shakespeare
aucune femme. Ainsi, faites bien vos réflexions.
LE PRINCE DE MAROC.--Je m'y soumets: allons, conduisez-moi à la décision de mon sort.
PORTIA.--Rendons-nous d'abord au temple. Après le d?ner, vous tirerez votre lot.
LE PRINCE DE MAROC.--A la fortune, donc, qui va me rendre le plus heureux ou le plus malheureux des hommes!
(Ils sortent.)
SCèNE II
A Venise.--Une rue.
Entre LANCELOT GOBBO.
LANCELOT.--S?rement, ma conscience me permettra de fuir la maison de ce Juif, mon ma?tre. Le diable est à mes trousses, et me tente en me disant: Gobbo, Lancelot Gobbo, bon Lancelot, ou bon Gobbo, ou bon Lancelot Gobbo, servez-vous de vos jambes; prenez votre élan, et décampez. Ma conscience me dit: Non; prends garde, honnête Lancelot; prends garde, honnête Gobbo; ou, comme je l'ai dit, honnête Lancelot Gobbo, ne t'enfuis pas; rejette la pensée de te fier à tes talons. Et là-dessus l'intrépide démon me presse de faire mon paquet: Allons, dit le diable; hors d'ici, dit le diable; par le ciel, arme-toi de courage, dit le diable, et sauve-toi. Alors ma conscience, se jetant dans les bras de mon coeur, me dit fort prudemment: Mon honnête ami Lancelot, toi, le fils d'un honnête homme, ou plut?t d'une honnête femme; car, au fait, mon père eut sur son compte quelque chose; il s'éleva à quelque chose; il avait un certain arrière-go?t.... Bien, ma conscience me dit: Lancelot, ne bouge pas; va-t'en, dit le diable; ne bouge pas, dit ma conscience.--Et moi je dis: Ma conscience, votre conseil est bon; je dis: Démon, votre conseil est bon. En me laissant gouverner par ma conscience, je resterais avec le Juif mon ma?tre, qui, Dieu me pardonne, est une espèce de diable; et en fuyant de chez le Juif, je me laisserais gouverner par le démon qui, sauf votre respect, est le diable en personne: s?rement le Juif est le diable même incarné; et, en conscience, ma conscience n'est qu'une manière de conscience brutale, de venir me conseiller de rester avec le Juif. Allons, c'est le diable qui me donne un conseil d'ami; je me sauverai, démon: mes talons sont à tes ordres; je me sauverai.
(Entre le vieux Gobbo avec un panier.)
GOBBO.--Monsieur le jeune homme, vous-même, je vous prie: quel est le chemin de la maison de monsieur le Juif?
LANCELOT, à part.--O ciel! c'est mon père légitime; il a la vue plus que brouillée; elle est tout à fait déguerpie[5], en sorte qu'il ne me reconna?t pas. Je veux voir ce qui en sera.
[Note 5: More than sand-blind, high gravel blind. Sand-blind désigne une maladie de la vue, qui fait voir habituellement devant les yeux comme des grains de sable. Lancelot, dans son langage bouffon, pour exprimer que son père est presque aveugle, dit qu'il n'est pas seulement sand-blind (aveugle de sable), mais gravel blind (aveugle de gravier): ce qui aurait été inintelligible en fran?ais.]
GOBBO.--Monsieur le jeune gentilhomme, je vous prie, quel est le chemin pour aller chez monsieur le Juif?
LANCELOT.--Tournez sur votre main droite, au premier détour; mais, au plus prochain détour, tournez sur votre gauche; puis ma foi, au premier détour, ne tournez ni à droite ni à gauche; mais descendez indirectement vers la maison du Juif.
GOBBO.--Fontaine de Dieu! ce sera bien difficile à trouver. Pourriez-vous me dire si un nommé Lancelot, qui demeure avec lui, y demeure ou non?
LANCELOT.--Parlez-vous du jeune monsieur Lancelot?--Faites bien attention à présent. (A part.)--Je vais lui faire monter l'eau aux yeux.--Parlez-vous du jeune monsieur Lancelot?
GOBBO.--Il n'est pas un monsieur; c'est le fils d'un pauvre homme. Son père, quoique ce soit moi qui le dise, est un honnête homme excessivement pauvre, et qui, Dieu merci, a encore envie de vivre.
LANCELOT.--Allons, que son père soit ce qu'il voudra; nous parlons du jeune monsieur Lancelot.
GOBBO.--De l'ami de Votre Seigneurie, et de Lancelot tout court, monsieur.
LANCELOT.--Mais, je vous prie, ergo, vieillard, ergo, je vous en conjure; parlez-vous du jeune monsieur Lancelot?
GOBBO.--De Lancelot, sous votre bon plaisir, monsieur.
LANCELOT.--Ergo, monsieur Lancelot; ne parlez point de monsieur Lancelot, père; car le jeune gentilhomme (en conséquence des destins et des destinées, et de toutes ces bizarres fa?ons de parler, comme les trois soeurs, et autres branches de science) est vraiment décédé; ou, comme qui dirait tout simplement, parti pour le ciel.
GOBBO.--Que Dieu m'en préserve! Ce gar?on était le baton de ma vieillesse, mon seul soutien.
LANCELOT.--Est-ce que je ressemble à un gourdin, ou à un appui de hangar, à un baton, à une béquille? Me reconnaissez-vous, père?
GOBBO.--Hélas! non, je ne vous reconnais point, mon jeune monsieur; mais, je vous en prie, dites-moi, mon gar?on, Dieu fasse paix à son ame! est-il vivant ou mort?
LANCELOT.--Ne me connaissez-vous point, père?
GOBBO.--Hélas! monsieur, j'ai la vue trouble et je ne vous connais point.
LANCELOT.--Eh bien! si vous aviez vos yeux, vous pourriez bien risquer de ne pas me reconna?tre; c'est un habile père que celui qui conna?t son enfant. Allons, vieillard; je vais vous donner
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