Le livre des masques | Page 3

Remy de Gourmont
quelques-uns les jugent incomplets et trop brefs, nous répondrons les avoir voulus ainsi, n'ayant la prétention que de donner des indications, que de montrer, d'un geste du bras, la route.
Enfin, pour rejoindre aujourd'hui à hier, nous avons intercalé, parmi les figures nouvelles, des faces connues: et alors, au lieu de récrire une physionomie familière à beaucoup, on a cherché à mettre en lumière, plut?t que l'ensemble, tel point obscur.
Les renseignements bibliographiques de l'Appendice, aussi précis que possible, sont là pour ajouter à ce tome de littérature, qui se glorifie d'abord des insignes masques de M.F. Vallotton, un petit intérêt documentaire.
R.G.

MAURICE MAETERLINCK
De la vie vécue par des êtres douloureux qui se meuvent dans le mystère d'une nuit. Ils ne savent rien que souffrir, sourire, aimer; quand ils veulent comprendre, l'effort de leur inquiétude devient de l'angoisse et leur révolte s'évanouit en sanglots. Monter, monter toujours les dolentes marches du calvaire et se heurter le front à une porte de fer: ainsi monte soeur Ygraine, ainsi monte et se heurte à la cruauté de la porte de fer chacune des pauvres créatures dont M. Maeterlinck nous dévoile les simples et pures tragédies.
En d'autres temps le sens de la vie fut connu; alors les hommes n'ignoraient rien d'essentiel, puisqu'ils savaient le but de leur voyage et en quelle dernière auberge se trouvait le lit du repos. Quand, par la Science même, cette science élémentaire leur eut été enlevée, les uns se réjouirent, se croyant allégés d'un fardeau; les autres se lamentèrent, sentant bien que pardessus tous les autres fardeaux de leurs épaules on en avait jeté un, à lui tout seul plus lourd que le reste: le fardeau du Doute.
De cette sensation toute une littérature est née, littérature de douleur, de révolte contre le fardeau, de blasphèmes contre le Dieu muet. Mais, après la furie des cris et des interrogations, il y eut une rémittence, et ce fut la littérature de la tristesse, de l'inquiétude et de l'angoisse; la révolte a été jugée inutile et puérile l'imprécation: assagie par de vaines batailles, l'humanité lentement se résigne à ne rien savoir, à ne rien comprendre, à ne rien craindre, à ne rien espérer,--que de très lointain.
Il y a une ?le quelque part dans les brouillards, et dans l'?le il y a un chateau, et dans le chateau il y a une grande salle éclairée d'une petite lampe, et dans la grande salle il y a des gens qui attendent. Ils attendent quoi? Ils ne savent pas. Ils attendent que l'on frappe à la porte, ils attendent que la lampe s'éteigne, ils attendent la Peur, ils attendent la Mort. Ils parlent; oui, ils disent des mots qui troublent un instant le silence, puis ils écoutent encore, laissant leurs phrases inachevées et leurs gestes interrompus. Ils écoutent, ils attendent. Elle ne viendra peut-être pas? Oh! elle viendra. Elle vient toujours. Il est tard, elle ne viendra peut-être que demain. Et les gens assemblés dans la grande salle sous la petite lampe se mettent à sourire et ils vont espérer. On frappe. Et c'est tout; c'est toute une vie, c'est toute la vie.
En ce sens, les petits drames de M. Maeterlinck, si délicieusement irréels, sont profondément vivants et vrais; ses personnages, qui ont l'air de fant?mes, sont gonflés de vie, comme ces boules qui semblent inertes et qui, chargées d'électricité, vont fulgurer au contact d'une pointe; ils ne sont pas des abstractions, mais des synthèses; ils sont des états d'ame ou, plus encore, des états d'humanité, des moments, des minutes qui seraient éternelles: en somme ils sont réels, à force d'irréalité.
Une telle sorte d'art fut pratiquée jadis, à la suite du Roman de la Rose, par de pieux romanciers qui firent, en des livrets d'une gaucherie prétentieuse, évoluer des abstractions et des symboles. Le Voyage d'un nommé Chrétien (The Pilgrims Progress), de Bunyan, le Voyage spirituel, de l'espagnol Palafox, le Palais de l'Amour divin, d'un inconnu, ne sont pas oeuvres totalement méprisables, mais les choses y sont vraiment trop expliquées et les personnages y portent des noms vraiment trop évidents. Voit-on sur quelque théatre libre un drame joué entre des êtres qui se nomment Coeur, Haine, Joie, Silence, Souci, Soupir, Peur, Colère et Pudeur! L'heure de tels amusements est passée ou n'est pas revenue: ne relisez pas le Palais de l'Amour divin; lisez la Mort de Tintagiles, car c'est à l'oeuvre nouvelle qu'il faut demander ses plaisirs esthétiques, si on les veut complets, poignants et enveloppants. M. Maeterlinck, vraiment, nous prend, nous point et nous enlace, pieuvre faite des doux cheveux des jeunes princesses endormies, et au milieu d'elles le sommeil agité du petit enfant, ?triste comme un jeune roi?! Il nous enlace et nous emporte où il lui pla?t, jusqu'au fond des ab?mes où tournoie ?le cadavre décomposé de l'agneau d'Alladine?,--et plus loin, jusque dans les
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