triste, plus misérable. Un papier tellement éraillé, passé, déchiré, que l'on ne pouvait reconna?tre sa nuance primitive, couvrait les murailles; un lit de sangle boiteux, garni d'un mauvais matelas et d'une couverture de laine mangée par les vers, un tabouret, une petite table de bois vermoulu, un poêle de fa?ence grisatre aussi _craquelée _que la porcelaine de Japon, une vieille malle à cadenas placée sous son lit, tel était l'ameublement de ce taudis délabré. Une étroite fenêtre aux carreaux sordides éclairait à peine cette pièce entièrement privée d'air et de jour par la hauteur du batiment qui donnait sur la rue; deux vieux mouchoirs à tabac attachés l'un à l'autre avec des épingles, et qui pouvaient à volonté glisser sur une ficelle tendus devant la fenêtre, servaient de rideaux; enfin le carrelage disjoint, rompu, laissant voir le platre du plancher, témoignait de la profonde incurie du locataire de cette demeure.
Après avoir fermé sa porte, Rodin jeta son chapeau et son parapluie sur le lit de sangle, posa par terre son panier, en tira le radis noir et le pain, qu'il pla?a sur la table; puis s'agenouillant devant son poêle, il le bourra de combustible et l'alluma en soufflant d'un poumon puissant et vigoureux sur la braise apportée dans un sabot. Lorsque, selon l'expression consacrée, son poêle _tira, _Rodin alla étendre sur leur ficelle les deux mouchoirs à tabac qui lui servaient de rideaux; puis, se croyant bien celé à tous les yeux, il tira de la poche de c?té de sa redingote la lettre que la mère Arsène lui avait remise. En faisant ce mouvement, il amena plusieurs papiers et objets différents; l'un de ces papiers, gras et froissé, plié en petit paquet, tomba sur une table et s'ouvrit; il renfermait une croix de la Légion d'honneur en argent noirci par le temps, le ruban rouge de cette croix avait presque perdu sa couleur primitive.
à la vue de cette croix, qu'il remit dans sa poche avec la médaille dont Faringhea avait dépouillé Djalma, Rodin haussa les épaules en souriant d'un air méprisant et sardonique; puis il tira sa grosse montre d'argent et la pla?a sur la table à c?té de la lettre de Rome. Il regardait cette lettre avec un singulier mélange de défiance et d'espoir, de crainte et d'impatiente curiosité. Après un moment de réflexion, il s'apprêtait à décacheter cette enveloppe... Mais il la rejeta brusquement sur la table, comme si, par un étrange caprice, il e?t voulu prolonger de quelques instants l'angoisse d'une incertitude aussi poignante, aussi irritante que l'émotion du jeu. Regardant sa montre, Rodin résolut de n'ouvrir la lettre que lorsque l'aiguille marquerait neuf heures et demie; il s'en fallait alors de sept minutes. Par une de ces bizarreries puérilement fatalistes, dont de très grands esprits n'ont pas été exempts, Rodin se disait:
-- Je br?le du désir d'ouvrir cette lettre; si je ne l'ouvre qu'à neuf heures et demie, les nouvelles qu'elle m'apporte seront favorables.
Pour employer ces minutes, Rodin fit quelques pas dans sa chambre, et alla se placer, pour ainsi dire, en contemplation devant deux vieilles gravures jaunatres, rongées de vétusté, attachées au mur par des clous rouillés.
Le premier de ces _objets d'art, _seuls ornements dont Rodin e?t jamais décoré ce taudis, était une de ces images grossièrement dessinées et enluminées de rouge, de jaune, de vert et de bleu que l'on vend dans les foires; une inscription italienne annon?ait que cette gravure avait été fabriquée à Rome. Elle représentait une femme couverte de guenilles, portant une besace et ayant sur ses genoux un petit enfant, une horrible diseuse de bonne aventure tenait dans ses mains la main du petit enfant, et semblait y lire l'avenir, car ces mots sortaient de sa bouche en grosses lettres bleues: _Sarà papa _(il sera pape).
Le second de ces objets d'art qui semblaient inspirer les profondes méditations de Rodin était une excellente gravure en taille-douce dont le fini précieux, le dessin à la fois hardi et correct contrastaient singulièrement avec la grossière enluminure de l'autre image. Cette rare et magnifique gravure, payée par Rodin six louis (luxe énorme), représentait un jeune gar?on vêtu de haillons. La laideur de ses traits était compensée par l'expression spirituelle de sa physionomie vigoureusement caractérisée; assis sur une pierre, entouré ?à et là d'un troupeau qu'il gardait, il était vu de face, accoudé sur son genou, et appuyant son menton dans la paume de sa main. L'attitude pensive, réfléchie de ce jeune homme vêtu comme un mendiant, la puissance de son large front, la finesse de son regard pénétrant, la fermeté de sa bouche rusée, semblaient révéler une indomptable résolution jointe à une intelligence supérieure et à une astucieuse adresse. Au-dessous de cette figure, les attributs pontificaux s'enroulaient autour d'un médaillon au centre duquel se voyait une tête de vieillard dont les lignes, fortement
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