Le gibet | Page 6

Émile Chevalier
trois ans.
--Dans trois ans donc, dit M. Sherrington. Mais vous répudierez vos rêves abolitionnistes?
Coppie éluda la réponse par une nouvelle question:
--Me sera-t-il permis de voir miss Rebecca avant mon départ?
--Non, dit son interlocuteur, elle est indisposée contre vous. Je lui offrirai vos excuses. Partez, jeune homme; vous avez ma parole, je compte sur la v?tre; dans trois ans vous nous revenez avec dix mille dollars, un esprit plus rassis, la ferme résolution de soutenir le grand parti du Sud, et vous épousez ma fille.
Là-dessus le père de Rebecca se leva et tendit la main à Coppie.
Cette fa?on sommaire de le renvoyer était trop dans les usages américains pour que celui-ci songeat à s'en offenser. Saisissant donc cordialement la main de M. Sherrington, il la serra avec effusion, et sortit de la maison.
On était à la fin de mars. Il faisait un temps doux et humide. Des toits des maisons, chargés de neige, l'eau dégouttait avec un bruit monotone et, par intervalle, un son sourd et prolongé se faisait entendre: c'était une avalanche arrachée, par le dégel, au fa?te de quelque édifice qui venait s'abattre dans la rue en s'éparpillant en un tourbillon de poussière nacrée.
La moiteur de l'atmosphère avait revêtu les murailles et les arbres d'une couche de givre aussi blanche que l'albatre. On e?t dit que la cité tout entière était construite en stuc.
Cependant, depuis quelques jours, le Mississipi avait rompu sa prison de glace, et il roulait avec fracas ses eaux jaunatres chargées de banquises.
La navigation était rouverte de Dubuque à l'embouchure du fleuve.
Edwin Coppie acheta une pacotille de couteaux, haches, fusils, couvertures, verroteries, etc., chez divers importateurs de la ville, embarqua le tout sur le Columbia, magnifique bateau à vapeur qui desservait les rives du Mississipi entre Dubuque et Saint-Louis; puis il prit, le soir même, passage à son bord pour Burlington, bourgade assez importante, non loin de la frontière des états de l'Iowa et du Missouri.
La traversée s'opéra sans encombre; le lendemain matin, il arrivait à Burlington.
L'eau était toujours tiède et le soleil brillait d'un pur éclat.
Aussit?t qu'il eut mis pied à terre, Coppie loua un tra?neau et ordonna au charretier de le conduire chez sa mère, qui résidait à trente milles de là, sur la rivière des Moines.
Quoiqu'une épaisse cro?te de neige s'étend?t à la surface de la terre, les chemins étaient mauvais, défoncés, parsemés de cahots, comme disent les Canadiens-Fran?ais. Aussi, le véhicule marchait-il avec une lenteur désespérante pour Edwin, qui avait hate d'embrasser son excellente mère, dont il était séparé; depuis plus d'un mois.
La nuit vint, déployant son linceul sur les campagnes. L'attelage et le cocher étaient fatigués; celui-ci maugréait entre ses dents et jurait à tout instant qu'il n'irait pas plus loin; celui-là bronchait à chaque pas et refusait d'avancer.
Tout à coup, au détour d'un bois, une clarté immense déchira les ténèbres.
--Mon Dieu! fit Edwin en fouillant l'horizon du regard; mon Dieu! on dirait que c'est un incendie... que notre maison est en feu!
Et s'adressant à l'automédon;
--Fouettez vos chevaux! il y a cinq dollars pour vous!
Dix minutes après, le tra?neau arrivait sur le théatre de l'embrasement.
Coppie ne s'était pas trompé: la métairie qu'il occupait avec sa mère achevait de s'ab?mer dans un océan de flammes.
Sur un pin gigantesque, devant la porte de l'habitation, on avait cloué un écriteau.
Aux lueurs rougeatres de la conflagration, le jeune homme y lut ces mots tracés en caractères sanglants:
AINSI SERONT PUNIS LES TRAITRES A LA
CAUSE DU SUD.
EDWIN COPPIE, PRENDS GARDE A TOI!
L'amant de Rebecca Sherrington, après s'être assuré que sa mère n'avait pas été la proie du fléau destructeur et qu'elle était réfugiée au fort des Moines, à quelques lieues de distance, grimpa sur le pin, décrocha l'écriteau, le retourna, le fixa à la même place, et avec un morceau de charbon arraché aux décombres de la ferme, il écrivit:
QUE LES TRAITRES A LA CAUSE DU NORD
PRENNENT GARDE A EDWIN COPPIE!

III
FORMATION D'UN éTAT AMéRICAIN
On sait assez, en Europe, avec quelle rapidité fabuleuse augmente la population dans la plupart des cités des états-Unis; ainsi celle de New-York a plus que doublé durant les dix dernières années; aujourd'hui, en y joignant Brooklyn, son faubourg naturel, on peut, sans exagération, la porter à près d'un million d'ames; Buffalo, qui n'existait pas au commencement de ce siècle, en compte actuellement plus de cent mille; et Chicago, simple poste de commerce indien en 1831, devenu ville et possédant cinq mille habitants en 1840, en renferme à présent deux cent mille environ dans son enceinte. Et ce ne sont pas là des exceptions: presque toutes les métropoles de l'Amérique septentrionale peuvent s'enorgueillir de progrès aussi remarquables.
Mais ce que l'on sait généralement moins, c'est la merveilleuse activité qui change, dans cinq ou six ans, une portion considérable,--disons grande comme la France, par exemple,--du désert américain eu une contrée fertile, sillonnée de chemins de fer,
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