haute taille, une vigueur et une souplesse peu
communes.
Arrivé à un endroit où plusieurs sentiers se croisaient comme un
écheveau indébrouillable, l'inconnu s'arrêta afin de se reconnaître, et,
après un moment d'hésitation, il appuya sur la droite et prit une sente
qui s'éloignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il avait
suivies jusque-là. Il entra dans une plaine dont le sol, brûlé par le soleil
et parsemé de petits cailloux roulés ou de graviers, n'offrait à la vue que
de maigres buissons. Plus l'inconnu s'enfonçait dans ce désert, plus la
solitude d'allongeait dans sa morne majesté, et le bruit seul des pas de
son cheval troublait le silence de la plaine. Le cavalier, peu sensible à
ces beautés sauvages, se contentait de reconnaître avec soin et de
compter les pozos, car dans ces pays absolument privés d'eau, les
voyageurs ont creusés des réservoirs où l'eau s'amasse en temps de
pluie.
Après avoir passé deux de ces pozos, l'inconnu aperçut au loin des
chevaux entravés à l'amble devant un misérable toldo. Aussitôt un cri
retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent détachés; trois
hommes sautèrent en selle et se précipitèrent à fond de train pour
reconnaître le voyageur qui, indifférent à cette manoeuvre, continua sa
route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la défensive.
--Eh! compadre, où allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le
passage à l'inconnu.
--Canario! Julian, répondit celui-ci, as-tu donc vidé une outre
d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas?
--Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe.
--A moins qu'on ne m'ait volé ma voix, mon brave ami, c'est moi, le
vrai Sanchez.
--Caraï! sois le bien venu s'écrièrent les trois hommes.
--Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tué par un de ces chiens
d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais à Quinto.
--Oui, appuya Quinto, car voilà huit jours que tu es disparu.
--Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps.
--Tu nous contera tes prouesses.
--Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, après deux
jours de jeûne.
--Ce sera vite fait, dit Julian: nous voilà arrivés.
Les quatre amis, tout en causant, avaient continué leur route; en ce
moment ils mirent pied à terre devant le toldo, où ils entrèrent, après
avoir entravé les chevaux et mis de la nourriture devant celui du
nouveau venu.
Ce toldo comme on le nomme dans le pays, était une cabane de dix
mètres de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des
pieux fichés en terre et reliés par des courroies. Dans un coin quatre
piquets, surmontés de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux
habitants de ce lieu, où il était difficile de s'abriter contre le vent et la
pluie.
Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'épaisse fumée effaçait
presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un
morceau de guanaco qui rôtissait et planta la broche en terre. Les quatre
compagnons ôtèrent leur long couteau de leur polena et mangèrent de
grand appétit.
Ces hommes étaient des bomberos.
Depuis la fondation du Carmen, dernière forteresse de la colonie
espagnole, on avait reconnu, à cause du voisinage des Indiens, la
nécessité d'avoir des éclaireurs pour surveiller leurs mouvements et
donner l'alerte au moindre danger. Ces éclaireurs forment un espèce de
corps d'hommes, les plus braves et les plus habitués aux privations de
la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession
périlleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie
généreusement. Sentinelles perdues, embusquées aux endroits où les
ennemis, c'est-à-dire les Indiens, doivent nécessairement passer, ils
s'éloignent quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'établissement.
Nuit et jour ils vont à travers les plaines, guettant, écoutant, se cachant.
Dispersés le jour, ils se réunissent au coucher du soleil, osant rarement
allumer du feu qui trahiraient leur présence, jamais ils ne dorment tous
ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les nourrit. Ils
sont à cette vie étrange et nomade; aussi y acquièrent-ils une finesse
d'ouïe presque égale à celle des Indiens; les yeux exercés
reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable légèrement
foulés. La solitude a développé en eux une sagacité merveilleuse et un
rare talent d'observation.
Les quatre bomberos réunis dans le toldo étaient les plus renommés de
la Patagonie.
Ces pauvres diables soupaient gaiement en se chauffant devant un bon
feu, joie rare pour des hommes entourés de dangers et qui ont une
surprise à redouter à toute heure. Mais les bomberos semblaient ne
s'inquiéter de rien, quoique sachant de les Indiens ne leur font jamais de
quartier.
Le caractère de ces hommes est singulier: courageux jusqu'à la cruauté,
ils ne tiennent ni à la vie des autres ni à
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