Le dinier de la Pompadour | Page 6

Eugène Demolder
baisse les paupières:
--Elles viennent de mon jardin.
--De votre jardin?
--Je suis jardinier, c'est Martine Bécot qui me les demanda hier.
--Martine! Je ne savais point.
Mme d'étioles sourit:
--Vous aurez ma pratique. Jasmin!
Elle remonta dans son pha?ton et, ayant retrouvé toute sa grace, prit les guides et partit.
Jasmin la suivit du regard. Elle disparut d'un coup, par un chemin de traverse.
Le jardinier s'en alla en songeant à nouveau.
La femme qu'il avait tenue dans ses bras, et dont il se sentit un instant aussi parfumé que s'il avait porté une brassée de fraxinelles, c'était Mme d'étioles! Ces mots chantèrent à son oreille: Mme d'étioles! Un sentiment suave descendit dans ses veines, un sentiment triste un peu et profond, tel qu'il n'en avait encore ressenti. Il lui sembla que son ame se fondait. La plaine et le bois lui parurent mélancoliques comme la fin d'une fête.
Poussé par une force irrésistible, Jasmin retourna près de l'arbre sous le tronc duquel Mme d'étioles s'était reposée. Il s'assit. Un rien de parfum flottait encore. Le jardinier ferma les yeux: il revit la grande dame, avec ses oeillades aux reflets de scabieuse et d'or, avec ses lèvres qui brillaient comme des cerises, son front hautain comme une étoile, ses doigts fuselés. Quand il releva les paupières, il aper?ut, dans l'herbe, la place où Mme d'étioles avait crispé sa main. Il se pencha et baisa le gazon ravagé. Puis il se releva brusquement, comme s'il se f?t br?lé les lèvres, et murmura:
--Je deviens fou.
Au loin la chasse partait du c?té de Quincy, les chiens lan?aient leurs abois, au son métallique desquels se mêlaient les appels des cors. Le vent qui s'était levé effa?ait sur la route blanche la trace des carrosses et le pas des chevaux. Buguet marcha dans le bois désert, regarda le soleil dispara?tre et le ciel doucement violet. Pour regagner son village, il s'engagea dans la plaine qui descendait vers la Seine. Et bient?t, parmi les mille flammes automnales des colchiques, il traversa les grands prés et les champs au clair de lune.

II
Quelques semaines plus tard Jasmin prenant son calendrier vit que l'automne commen?ait.
Le ciel était triste. Chaque coup de vent apportait des nuages. Ils formaient de grands camps farouches. La Seine agitée avait des teintes d'acier.
Jasmin examina les nues, tandis qu'autour de lui la rafale faisait choir les ciroles des grands poiriers.
La mère Buguet parut:
--Eh bien, fils, tu regardes le pied du temps? Il ne dit rien qui vaille.
Elle continua:
--Je viens de préparer le fruitier. Si tu m'en crois, nous cueillerons tout aujourd'hui. Le soleil ne chauffera plus guère. Au surplus les reinettes ont bonne mine et les calvilles jaunissent.
Jasmin murmura:
--Vous avez raison, ma mère.
La Buguet reprit:
--J'ai fait prévenir Etiennette Lampalaire. Elle nous aidera. Ce n'est point une engourdie.
Jasmin alla dans le petit hangar prendre son échelle: il la mit contre un grand pommier, puis il fixa son panier à un crochet pour le suspendre aux branches. Il monta; l'arbre croulait sous le poids des fruits. Avec précaution, Jasmin cueillit les pommes, les déposa dans une corbeille sans les froisser: car ?toute blessure est pourriture?, il savait cela de naissance.
Quand les paniers furent remplis, la Buguet en prit un à chaque bras et s'achemina vers la maison. Elle rangea les calvilles sur les claies, la queue en l'air. C'était une brave femme. Elle avait travaillé dur avec son homme, qui ?avait parfois des turlutaines?. Pensez! Il était le neveu d'un ma?tre d'école, il savait lire! Savoir lire! Une mauvaise affaire qui mange le temps et déroute l'esprit! Ainsi, pendant que feu Buguet tenait le nez penché sur un bouquin, l'ivraie poussait, et si dru que souventes fois la bonne épouse vit des semis entiers étouffés par les bleuets et les pieds d'alouette: son mari les voulait respecter parce que les bleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah! ?a la faisait rire!) et que les pieds d'alouette donnaient une légèreté aux fleurs des plates-bandes! Tout ?a, des idées qui co?tent cher au bout de la vie! Son fils aussi avait parfois l'air d'un songe-creux. Tout le monde cependant aimait Jasmin, il était de bon caractère; puis--ce qui devient rare!--il savait son métier.
--Bien s?r, s'il a la protection d'un duc ou d'un surintendant, il ira loin! disaient les gens.
Mais il arrivait à Jasmin de se montrer distrait, même triste. Ces dernières semaines surtout. Plus de sourire, plus de ga?té! Il réfléchissait à Dieu sait quoi! C'était depuis la chasse royale. Avait-il envie de se faire piqueux ou chevau-léger? Folie, lorsqu'on possède un bon métier et qu'on est s?r d'avoir chaque jour sa cro?te à rompre et son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l'oeil! Elle espère vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonne ménagère, qui ?veillera au grain?.
Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs, déjetés par le vent, le sourire clair de ses lèvres retroussées,
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