Le dernier vivant | Page 8

Paul H. C. Féval
sur son front et rapprocha de moi son siège.
--Geoffroy, me dit-il d'une voix tremblante, Lucien n'est pas fou, je t'affirme cela sur mon honneur. Seulement écoute bien: Jeanne était son coeur, on le lui a arraché. J'ai promis de lui rendre son coeur, ai-je encore bien fait, Geoffroy?
Ses yeux, de plus en plus inquiets, étaient toujours fixés sur moi.
--Tu as parfaitement fait! répliquai-je avec chaleur.
--Aurais-tu fait comme moi?
--Certes, et de toute mon ame!
Il me saisit la main et la secoua fortement.
--Je suis bien auprès de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que tu fusses là toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-être trouverais-je le courage de te les apprendre.
--Ah! ah! se reprit-il tout à coup en relevant la tête et d'un air presque fanfaron, j'ai quelquefois de bonnes pensées! le malheur, c'est que je n'ai pas confiance en moi-même.
--Tu as tort, pronon?ai-je au hasard.
--Ai-je tort? murmura-t-il.
--Pourquoi n'as-tu pas confiance en toi-même?
--Parce que... ne l'as-tu pas deviné?
Il s'arrêta. Sa joue était très pale, et ses yeux se baissaient avec un redoublement de timidité. Cette fois, n'ayant aucune idée de ce qu'il voulait dire, je ne savais comment l'encourager. Il reprit bient?t de lui-même:
--Je crois que tu as raison, Geoffroy; c'est vrai, j'ai tort d'avoir défiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je puis agir... mais... mais.... Il s'interrompit de nouveau et finit par balbutier si bas que j'eus peine à l'entendre:
--Geoffroy, c'est que je ne sais pas bien qui je suis.
Je me mis à rire et je répliquai:
--Je vais te le dire, mon pauvre Lucien....
Il ne me laissa pas achever ce nom.
Ce fut avec une véritable violence qu'il sauta hors de son siège pour appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et qui tremblait.
--Tu mens! s'écria-t-il. Je ne suis pas celui-là!
Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion fiévreuse:
--Non! non! non! je ne suis pas celui-là! Celui-là a condamné une femme à mort. Si j'étais celui-là, il me faudrait donc tuer cette femme!

V
Sommeil--Apparition
Lucien parlait-il encore de Jeanne Péry? Et pourquoi Lucien aurait-il tué Jeanne Péry qui était son ame?
Je n'osais plus interroger parce que je le voyais en proie à une surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses cheveux s'agitaient sur son crane.
Tout à coup sa tête s'inclina si bas que ses deux mains croisées sur ses genoux furent inondées par les boucles de ses cheveux. Il dit d'un ton d'accablement:
--Condamner! tuer! une femme! Peut-être que Lucien Thibaut ne devrait pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je sais qu'il a eu de grands torts. êtes-vous encore là, Geoffroy?
Ma main toucha la sienne.
--Merci, pronon?a-t-il tout bas et sans se redresser. Je n'aurais pas été surpris si vous m'aviez abandonné. écoutez-moi, Geoffroy: En un jour dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et précisément à l'égard de cette femme la conduite de Lucien Thibaut ne f?t pas celle d'un galant homme.
à ces derniers mots, il s'arrêta pour prêter l'oreille, puis il se redressa furieusement et me regarda en face, comme si l'accusation f?t venue de moi et non pas de lui-même.
Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main crispée s'agitait. Je crus qu'il allait me frapper au visage.
Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son front, et me dit avec amertume:
--Je n'ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez, il doit la tuer, il la tuera! voilà.
Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.
Je crus d'abord qu'il éprouvait un spasme ou même un évanouissement, car son immobilité ne cessait point, mais je m'aper?us bient?t qu'il dormait tout simplement. La force de son émotion l'avait brisé comme il arrive aux enfants de tomber dans le sommeil après la colère ou les larmes.
Tant?t son souffle était égal et doux, tant?t il subissait une oppression soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement l'émoi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d'autres commotions plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa échapper des paroles confuses, entremêlées de sanglots. Je crus distinguer deux noms, deux noms de femme: Jeanne, Olympe.... Mme la marquise de Chambray s'appelait Olympe. Je savais cela dès le collège. était-ce cette Olympe qu'il avait condamnée!
Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l'éveiller ni à me retirer. J'avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.
à peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur mon coeur et sur mon intelligence.
Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme une impossibilité.
Il me sembla que j'étais ici à mon devoir tout naturellement et que j'y devais rester jusqu'à
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