Le dernier des mohicans | Page 7

James Fenimore Cooper
resta donc plus aucun doute sur les intentions de Webb, et pendant une heure ou deux, on ne vit que des figures inquiètes et des soldats courant ?à et là avec précipitation. Les novices dans l'art militaire[9] allaient et venaient d'un endroit à l'autre, et retardaient leurs préparatifs de départ par un empressement dans lequel il entrait autant de mécontentement que d'ardeur. Le vétéran, plus expérimenté, se disposait au départ avec ce sang- froid qui dédaigne toute apparence de précipitation; quoique ses traits annon?assent le calme, son oeil inquiet laissait assez voir qu'il n'avait pas un go?t bien prononcé pour cette guerre redoutée des forêts, dont il n'était encore qu'à l'apprentissage.
Enfin le soleil se coucha parmi des flots de lumière derrière les montagnes lointaines situées à l'occident, et lorsque l'obscurité étendit son voile sur la terre en cet endroit retiré, le bruit des préparatifs de départ diminua peu à peu. La dernière lumière s'éteignit enfin sous la tente de quelque officier; les arbres jetèrent des ombres plus épaisses sur les fortifications et sur la rivière, et il s'établit dans tout le camp un silence aussi profond que celui qui régnait dans la vaste forêt.
Suivant les ordres donnés la soirée précédente, le sommeil de l'armée fut interrompu par le roulement du tambour, que les échos répétèrent, et dont l'air humide du matin porta le bruit de toutes parts jusque dans la forêt, à l'instant où le premier rayon du jour commen?ait à dessiner la verdure sombre et les formes irrégulières de quelques grands pins du voisinage sur l'azur plus pur de l'horizon oriental. En un instant tout le camp fut en mouvement, jusqu'au dernier soldat; chacun voulait être témoin du départ de ses camarades, des incidents qui pourraient l'accompagner, et jouir d'un moment d'enthousiasme.
Le détachement choisi fut bient?t en ordre de marche. Les soldats réguliers et soudoyés de la couronne prirent avec fierté la droite de la ligne, tandis que les colons, plus humbles, se rangeaient sur la gauche avec une docilité qu'une longue habitude leur avait rendue facile. Les éclaireurs partirent; une forte garde précéda et suivit les lourdes voitures qui portaient le bagage; et dès le point du jour le corps principal des combattants se forma en colonne, et partit du camp avec une apparence de fierté militaire qui servit à assoupir les appréhensions de plus d'un novice qui allait faire ses premières armes. Tant qu'ils furent en vue de leurs camarades, on les vit conserver le même ordre et la même tenue. Enfin le son de leurs fifres s'éloigna peu à peu, et la forêt sembla avoir englouti la masse vivante qui venait d'entrer dans son sein.
La brise avait cessé d'apporter aux oreilles des soldats restés dans le camp le bruit de la marche de la colonne invisible qui s'éloignait; le dernier des tra?neurs avait déjà disparu à leurs yeux; mais on voyait encore des signes d'un autre départ devant une cabane construite en bois, d'une grandeur peu ordinaire, et devant laquelle étaient en faction des sentinelles connues pour garder la personne du général anglais. Près de là étaient six chevaux capara?onnés de manière à prouver que deux d'entre eux au moins étaient destinés à être montés par des femmes d'un rang qu'on n'était pas habitué à voir pénétrer si avant dans les lieux déserts de ce pays. Un troisième portait les harnais et les armes d'un officier de l'état-major. La simplicité des accoutrements des autres et les valises dont ils étaient chargés prouvaient qu'ils étaient destinés à des domestiques qui semblaient attendre déjà le bon plaisir de leurs ma?tres. à quelque distance de ce spectacle extraordinaire il s'était formé plusieurs groupes de curieux et d'oisifs; les uns admirant l'ardeur et la beauté du noble cheval de bataille, les autres regardant ces préparatifs avec l'air presque stupide d'une curiosité vulgaire. Il y avait pourtant parmi eux un homme qui, par son air et ses gestes, faisait une exception marquée à ceux qui composaient cette dernière classe de spectateurs.
L'extérieur de ce personnage était défavorable au dernier point, sans offrir aucune difformité particulière. Debout, sa taille surpassait celle de ses compagnons; assis, il paraissait réduit au-dessous de la stature ordinaire de l'homme. Tous ses membres offraient le même défaut d'ensemble. Il avait la tête grosse, les épaules étroites, les bras longs, les mains petites et presque délicates, les cuisses et les jambes grêles, mais d'une longueur démesurée, et ses genoux monstrueux l'étaient moins encore que les deux pieds qui soutenaient cet étrange ensemble.
Les vêtements mal assortis de cet individu ne servaient qu'à faire ressortir encore davantage le défaut évident de ses proportions. Il avait un habit bleu de ciel, à pans larges et courts, à collet bas; il portait des culottes collantes de maroquin jaune, et nouées à la jarretière par une bouffette flétrie de rubans blancs; des bas de
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