Le culte du moi 2 | Page 4

Maurice Barrès
la véritable tradition du pays, il y a lieu de poursuivre la transformation du parti aristocratique, pour lui confier à la fois l'amélioration sociale et les grandes ambitions nationales. Si nous dressions la liste de nos bienfaiteurs, elle serait plus longue que celle de Marc-Aurèle. Nous ne sommes point fermés à l'univers. Il nous enrichit. Mais nous sommes une plante qui choisit, et transforme ses aliments.
J'ai marqué ailleurs, comment un premier travail de mes idées n'est, tout au fond, que d'avoir reconnu d'une manière sensible que le moi individuel était supporté et nourri par la société. Sur cette étape je ne reviendrai pas, mais on veut élargir ici le raisonnement, et, d'une évolution instinctive, faire une méthode fran?aise.
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A mon sens, on n'a pas dit grand'chose quand on a dit que l'individualisme est mauvais. Le Fran?ais est individualiste, voilà un fait. Et de quelque manière qu'on le qualifie, ce fait subsiste. Toutes les fortes critiques que nous accumulons contre la Déclaration des Droits de l'homme n'empêchent point que ce catéchisme de l'individualisme a été formulé dans notre pays. Dans notre pays et non ailleurs! Et ce phénomène (qu'aucun historien jusqu'à cette heure n'a rendu compréhensible) marque en traits de jeu combien notre nation est prédisposée à l'individualisme. La juste horreur que nous inspire le Robert Greslou de Bourget n'empêche point que quelques-unes des précieuses qualités de nos jeunes gens viennent, comme leurs graves défauts, de ce qu'ils sont des êtres qui ne s'agrègent point naturellement en troupeau.
Si je ne m'abuse, l'Homme libre, complété par les Déracinés, est utile aux jeunes Fran?ais, en ce qu'il accorde avec le bien général des dispositions certaines qui les eussent aisément jetés dans un nihilisme funèbre.
Je ne me suis jamais interrompu de plaider pour l'individu, alors même que je semblais le plus l'humilier. Une de mes thèses favorites est de réclamer que l'éducation ne soit pas départie aux enfants sans égard pour leur individualité propre. Je voudrais qu'on respectat leur préparation familiale et terrienne. J'ai dénoncé l'esprit de conquérant et de millénaire d'un Bouteiller qui tombe sur les populations indigènes comme un administrateur despotique doublé d'un ap?tre fanatique; j'ai marqué pourquoi le kantisme, qui est la religion officielle de l'Université, déracine les esprits. Si l'on veut bien y réfléchir, ce ne sera pas une petite chose qu'un traditionaliste soit demeuré attentif aux nuances de l'individu. Aussi bien je ne pouvais pas les négliger, puisque je voulais décrire une certaine sensibilité fran?aise et surtout agir sur des Fran?ais. Mon mérite est d'avoir tiré de l'individualisme même ces grands principes de subordination que la plupart des étrangers possèdent instinctivement ou trouvent dans leur religion. Les jeunes Fran?ais croient en eux-mêmes; ils jugent de toutes choses par rapport à leur personne. Ailleurs, il y a le loyalisme; chez nous, c'est l'honneur, l'honneur du nom qui fait notre principal ressort. Mes contemporains ne m'eussent pas écouté si j'avais pris mon point de départ ailleurs que du Moi.
Au milieu d'un océan et d'un sombre mystère de vagues qui me pressent, je me tiens à ma conception historique, comme un naufragé à sa barque. Je ne touche pas à l'énigme du commencement des choses, ni à la douloureuse énigme de la fin de toutes choses. Je me cramponne à ma courte solidité. Je me place dans une collectivité un peu plus longue que mon individu; je m'invente une destination un peu plus raisonnable que ma chétive carrière. A force d'humiliations, ma pensée, d'abord si fière d'être libre, arrive à constater sa dépendance de cette terre et de ces morts qui, bien avant que je naquisse, l'ont commandée jusque dans ses nuances....
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Tandis que je crois causer ici avec quelques milliers de fidèles lecteurs, il est possible qu'un étranger s'approche de notre cercle et que, jetant les yeux sur cette préface, il s'étonne. En effet, pour tout le monde, à vingt ans, la grande affaire c'est de vivre, mais bien peu se préoccupent de trouver le fondement philosophique de leur activité. Nos soucis ennuyent tout naturellement celui qui ne les partage pas. Là-dessus, je n'ai rien à répondre. D'autres personnes semblent craindre que le go?t de la réflexion ne dénature et ne comprime la na?veté de nos impressions sensuelles ou proprement artistiques. Eh bien! l'art pour nous, ce serait d'exciter, d'émouvoir l'être profond par la justesse des cadences, mais en même temps de le persuader par la force de la doctrine. Oui, l'art d'écrire doit contenter ce double besoin de musique et de géométrie que nous portons, à la fran?aise, dans une ame bien faite.... Ah! mon Dieu! ce pauvre petit livre, qu'il est loin de satisfaire à cette magnifique ambition! Il a du moins de la jeunesse, de la fierté sans aucun théatral et ne rétrécit pas le coeur.
Juillet 1904.
[note 1: Les Débats du 13
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