pensée, par trop de scrupule. J'ai craint d'introduire mon didactisme en supplément aux faits; je me suis abstenu de me régler, de me mettre au point, j'ai voulu me produire tout n?ment. Je voyais s'éveiller mes groupes de sensations, je les notais, je les décrivais, j'acceptais ma spontanéité. J'oubliais qu'il s'agit de créer un rapport entre l'auteur et le lecteur, et qu'ainsi le plus probe philosophe doit se préoccuper de l'effet à produire. J'avais une tendance à conduire au grand jour tout ce que je trouvais dans mon ame, car tout cela voulait intensément vivre; or il y a, dans ma conscience un moqueur, qui surveille mes expériences les plus sincères et qui rit quand je patauge. Mes premiers livres ne dissimulent pas suffisamment ce rire. Si Jouffroy, dans sa fameuse nuit, avait été capable de ce dédoublement, et s'il avait mêlé à son chant pathétique les railleries de son surveillant intérieur, il aurait déconcerté.
Mes a?nés, Anatole France et Jules Lema?tre, me comblaient; ils m'ont, dès la première minute, traité avec une grande générosité, mais ils prétendaient que je fusse un ironiste. Ils ne voyaient pas que je voulais prouver quelque chose et que l'ironie n'était qu'un de mes moyens. Ces grands navigateurs, n'ayant pas encore jeté l'ancre, n'admettaient pas que mes inquiétudes différassent de leur curiosité. Peut-être M. Paul Desjardins résumait-il l'opinion moyenne des gens de lettres autorisés dans une phrase qui me troublait par un mélange de justesse et d'injustice. ?Cet adolescent, disait le critique desDébats, cet adolescent, si merveilleusement doué pour le style, a trouvé le moule de phrases le plus savoureux et le plus plaisant; par malheur, il s'est égaré dans son propre dandysme et il lui est arrivé, ce qui n'est pas rare, qu'il n'a plus su lui-même si ce qu'il disait était sérieux ou non. C'est un mélange extraordinaire de sincérité na?ve et d'ironie très serrée.... Il a voulu prendre le monde pour jouet et il est lui-même le jouet de sa cadence verbale. Il n'est pas du tout s?r de lui sous son air imperturbable....[1]?
Je l'ai dit ailleurs déjà[2], je n allai point droit sur la vérité comme une flèche sur la cible. L'oiseau plane d'abord et s'oriente; les arbres pour s'élever étagent leurs ramures; toute pensée procède par étapes. Je vivais dans une crise perpétuelle; ma pensée était, que dis-je! elle est encore une chose vivante, la forme de mon ame. Qu'est-ce que mon oeuvre? Ma personne toute vive emprisonnée. La cage en fer d'une des bêtes du Jardin des Plantes.
A la date où j'écris cette préface, je viens d'entreprendre lesBastions de l'Est: ils ne sont en moi qu'une vaste sensibilité. Qu'en tirera ma raison? En 1890, au lendemain de l' Homme libre, je sentais mon abondance, je ne me possédais pas comme un être intelligible et cerné. C'est la règle de toute production artistique. L'on ne délibère guère sur les ouvrages qu'on écrira; on se surprend à les avoir déjà vécus, quand on se demande si on les approuve. C'est par plénitude, par nécessité et de la manière la plus irréfléchie que se produisent les germes qui, bien soignés, deviendront de grandes oeuvres droites. Magnifique geste d'une mère qui prend son fils aux mains de l'accoucheuse et le regarde. Elle l'a mis au monde et ne le conna?t point.
Mais pourquoi chercher tant de raisons à ce refus de me comprendre que j'ai subi durant douze années? C'est bien simple: nous ne conquérons jamais ceux qui nous précèdent dans la vie. En vain nous prêtent-ils du talent, nous ne pouvons pas les émouvoir. A vingt ans, une fois pour toutes, ils se sont choisi leurs poètes et leurs philosophes. Un écrivain ne se crée un public sérieux que parmi les gens de son age ou, mieux encore, parmi ceux qui le suivent.
Les jeunes gens me dédommageaient. Ils se répétaient la dernière page des Barbares: ?O mon ma?tre... je te supplie que par une suprême tutelle, tu me choisisses le sentier ou s'accomplira ma destinée... Toi seul, ? ma?tre, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes.? Ils distinguaient dans l' Homme libre des forces d'enthousiasme. Ils virent que je cherchais une raison de vivre et une discipline. Ils s'intéressèrent passionnément à une recherche qu'eux-mêmes eussent voulu entreprendre. Ce petit livre produisit dans certains jeunes esprits une agitation singulière. On m'a raconté qu'au Conseil supérieur de l'instruction publique, vers 1890, M. Gréard exprima le regret que je fusse avec Verlaine l'auteur le plus lu par nos rhétoriciens et nos philosophes de Paris. A cet époque on disputait s'il fallait être barrésiste ou barrésien. Charles Maurras tient pour barrésien. La Revue indépendante avait publié de M. Camille Mauclair une sorte de manifeste sur le barrésisme. Un sage aurait, dès ce début, discerné chez les tenants du ?culte du Moi? des formations
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