Le culte du moi 1 | Page 9

Maurice Barrès
une sensibilité très jeune unie à une intelligence assez m?re.
Désireux de respecter cette tenue en partie double de son imagination, j'ai rédigé des concordances, où je marque la clairvoyance qu'il conservait sur soi-même dans ses troubles les plus indociles. J'y ai joint les besognes que, pendant ses crises sentimentales, il menait dans le monde extérieur. Je souhaite avoir complété ainsi l'atmosphère où ce Moi se développait sans s'apaiser et qu'on ne trouve pas de lacunes entre ces diverses heures vraiment siennes, heures du soir le plus souvent, où, après des semaines de vision banale, soudain réveillé à la vie personnelle par quelque froissement, il ramassait la cha?ne de ses émotions et disait à son passé, renié parfois aux instants gais et de bonne santé: ?Petit gar?on, si timide, tu n'avais pas tort.?

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LIVRE I
AVEC SES LIVRES
A Stanislas de Guaita.
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CHAPITRE PREMIER
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CONCORDANCE
_Il naquit dans l'Est de la France et dans un milieu où, il n'y avait rien de méridional. Quand il eut dix ans, on le mit au collège où, dans une grande misère physique (sommeils écourtés, froids et humidité des récréations, nourriture grossière), il dut vivre parmi les enfants de son age, facheux milieu, car à dix ans ce sont précisément les futurs goujats qui dominent par leur hablerie et leur vigueur, mais celui qui sera plus tard un galant homme ou un esprit fin, à dix ans est encore dans les brouillards._
_Il fut initié au rudiment par M.F., le professeur le plus fort qu'on p?t voir; d'une seule main ce pédagogue arrachait l'oreille d'un élève qui de plus en devenait ridicule._
_Comme son tour d'esprit portait notre sujet à généraliser, il commen?a dès lors à ne penser des hommes rien de bon._
_étant mal nourri, par manque de globules sanguins il devint timide, et son agitation faite d'orgueil et de malaise déplut._
_Bient?t, pour relever ses humiliations quotidiennes, il eut des lectures qui lui donnèrent sur les choses des certitudes hatives et pleines d'acreté._
_Le roi Rhamsès II est blamé par les conservateurs du Louvre, ayant usurpé un sphinx sur ses prédécesseurs. Le jeune homme de qui je parle inscrivit de même son nom sur des troupes de sphinx qui légitimement appartenaient à des littérateurs fran?ais. Il s'enorgueillit d'étranges douleurs qu'il n'avait pas inventées._
_On serait tenté de croire qu'il se donna, comme tous les jeunes esprits curieux, aux poésies de Heine, au_ Thomas Graindorge _de Taine, à la_ Tentation de saint Antoine, aux Fleurs du Mal; _il lut cela en effet et bien d'autres littératures, des pires et des meilleures, mais surtout dans_ _?les bibliothèques de quartier? du lycée, il se passionnait pour les doctrines audacieuses qui sont mieux exposées que réfutées par la lignée classique qui va du charmant Jouffroy à M. Caro. Là est le grand secret de l'éducation d'un jeune homme; il s'attache aux auteurs qu'on prétendait ne lui faire conna?tre que pour les accabler à ses yeux. A dix-huit ans, il était gorgé des plus audacieux paradoxes de la pensée humaine; il en e?t mal développé l'armature, c'est possible, mais il s'en faisait de la substance sentimentale. Et le tout aboutit aux visions suivantes auxquelles on a gardé leur dessin de songe augmenté peut-être par le recul._
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PART INQUIET
Il rencontra le bonhomme Système sur la bourrique Pessimisme.
Le jeune homme et la toute jeune femme dont l'heureuse parure et les charmes embaument cette aurore fleurie, la main dans la main s'acheminent et le soleil les conduit.
--Prenez garde, ami, n'êtes-vous pas sur le point de vous ennuyer?
Sur ses lèvres, son ame exquise souriait au jeune homme, et les jonquilles s'inclinaient à son souffle léger.
--N'espérons plus, dit-il avec lassitude, que ma paleur soit la caresse livide du petit jour; je me trouble de ce départ. Jadis, en d'autres poitrines, mon coeur épuisa cette énergie dont le suprême parfum, qui m'enfièvre vers des buts inconnus, s'évapora dans la brume de ces sentiers incertains.
De ses doigts blancs, sur la tige verte d'un nénuphar, la jeune fille saisit une libellule dont l'émail vibre, et, jetant vers le soleil l'insecte qui miroite et se brise de caprice en caprice, ingénument elle souriait.--Mais lui contemple sa pensée qui frissonne en son ame chagrine.--Elle reprit avec honnêteté:
--Pourquoi vous isoler de l'univers? Les nuages, les fleurs sous la rosée et parfois mes chansons, ne voulez-vous pas conna?tre leur douceur?
--Ah! près des ma?tres qui concentrent la sagesse des derniers soirs, que ne puis-je apprendre la certitude! Et que mon rêve matinal possède ce qu'il soupire!
--Qu'importe, reprit-elle, plus tendre et se penchant sur lui, votre sagesse n'est-elle pas en vous? Et si je vous suis affectionnée tel que vous m'apparaissez, ne vous pla?t-il pas de persister?
Il décroisa les mains de la jeune fille, et foulant aux pieds les fleurs heureuses, il errait parmi la frivolité des libellules.
Cependant elle
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