Le culte du moi 1 | Page 7

Maurice Barrès
l'idée qui anime ces petits traités, mais d'une main si dure qu'ils m'en paraissent maintenant tout froissés, je crains que le ton démonstratif de ce commentaire ne donne le change sur nos préoccupations d'art. En vérité, si notre oeuvre n'avait que l'intérêt précis que nous expliquons ici et n'y joignait pas des qualités moins saisissables, plus nuageuses et qui ouvrent le rêve, je me tiendrais pour malheureux. Mais ces livres sont de telle naissance qu'on y peut trouver plusieurs sens. Une besogne purement didactique et toute de clarté n'a rien pour nous tenter. S'il m'y fallait plier, je rougirais d'ailleurs de me limiter dans une froide théorie parcellaire et voudrais me jouer dans l'abondante érudition du dictionnaire des sciences philosophiques. Aurais-je admis que ma contribution doublat telle page des manuels écrits par des ma?tres de conférences sur l'ordinaire de qui j'eusse paru empiéter! Nul qui s'y méprenne: dans ces volumes-ci, il s'agissait moins de composer une chose logique que de donner en tableaux émouvants une description sincère de certaines fa?ons de sentir. Ne voici pas de la scolastique, mais de la vie.
De même qu'à la salle d'armes nous préférons le jeu utile de l'épée aux finesses du fleuret, de même, si nous aimons la philosophie, c'est pour les services que nous en attendons. Nous lui demandons de prêter de la profondeur aux circonstances diverses de notre existence. Celles-ci, en effet, à elles seules, n'éveillent que le baillement. Je ne m'intéresse à mes actes que s'ils sont mêlés d'idéologie, en sorte qu'ils prennent devant mon imagination quelque chose de brillant et de passionné. Des pensées pures, des actes sans plus, sont également insuffisants. J'envoyai chacun de mes rêves brouter de la réalité dans le champ illimité du monde, en sorte qu'ils devinssent des bêtes vivantes, non plus d'insaisissables chimères, mais des êtres qui désirent et qui souffrent. Ces idées où du sang circule, je les livre non à mes a?nés, non à ceux qui viendront plus tard, mais à plusieurs de mes contemporains. Ce sont des livres et c'est la vie ardente, subtile et clairvoyante où nous sommes quelques-uns à nous plaire.
En suivant ainsi mon instinct, je me conformais à l'esthétique où excellent les Goethe, les Byron, les Heine qui, préoccupés d'intellectualisme, ne manquent jamais cependant de transformer en matière artistique la chose à démontrer.
Or, si j'y avais réussi en quelque mesure, il m'en faudrait reporter tout l'honneur à l'Italie, où je compris les formes.
Réfléchissant parfois à ce que j'avais le plus aimé au monde, j'ai pensé que ce n'était pas même un homme qui me flatte, pas même une femme qui pleure, mais Venise; et quoique ses canaux me soient malsains, la fièvre que j'y prenais m'était très chère, car elle élargit la clairvoyance au point que ma vie inconsciente la plus profonde et ma vie psychique se mêlaient pour m'être un immense réservoir de jouissance. Et je suivais avec une telle acuité mes sentiments encore les plus confus que j'y lisais l'avenir en train de se former. C'est a Venise que j'ai décidé toute ma vie, c'est de Venise également que je pourrais dater ces ouvrages. Sur cette rive lumineuse, je crois m'être fait une idée assez exacte de ces délires lucides que les anciens éprouvaient aux bords de certains étangs.
* * * * *
SOUS L'OEIL DES BARBARES
* * * * *
Voici une courte monographie réaliste. La réalité varie avec chacun de nous puisqu'elle est l'ensemble de nos habitudes de voir, de sentir et de raisonner. Je décris un être jeune et sensible dont la vision de l'univers se transforme fréquemment et qui garde une mémoire fort nette de six ou sept réalités différentes. Tout en soignant la liaison des idées et l'agrément du vocabulaire, je me suis surtout appliqué à copier exactement les tableaux de l'univers que je retrouvais superposés dans une conscience. C'est ici l'histoire des années d'apprentissage d'un Moi, ame ou esprit.
* * * * *
Un soir de sécheresse, dont j'ai décrit le malaise à la page 277 [voir: AFFAISSEMENT (fin): par. qui commence avec: Souvent, très souvent,...M.D.] celui de qui je parle imagina de se plaire parmi ses rêves et ses casuistiques, parmi tous ces systèmes qu'il avait successivement vêtus et rejetés. Il procéda avec méthode, et de frissons en frissons il se retrouva: depuis l'éveil de sa pensée, là-bas dans un de ces lits de dortoir, où pressé par les misères présentes, trop soumis à ses premières lectures, il essayait déjà d'individualiser son humeur indocile et hautaine,--jusqu'à cette fièvre de se conna?tre qui veut ici laisser sa trace.
Dans ce roman de la vie intérieure, la suite des jours avec leur pittoresque et leurs ana ne devait rien laisser qui ne f?t transformé en rêve ou émotion, car tout y est annoncé d'une conscience qui se souvient et dans laquelle rien ne demeure qui ne
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 43
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.