Le chevalier dHarmental | Page 9

Alexandre Dumas, père
amant.
Ne venez donc pas à votre heure accoutumée car on vous dirait que je
n'y suis pas, et je suis si bonne que je ne voudrais pas risquer l'âme d'un
valet ou d'une femme de chambre en leur faisant faire un si gros
mensonge.
Adieu, mon cher chevalier; ne gardez point de moi un trop mauvais
souvenir, et faites que je pense encore de vous dans dix ans ce que j'en
pense à cette heure, c'est-à-dire que vous êtes un des plus galants
gentilshommes de France.
Sophie d'Averne.»
--Mordieu! s'écria d'Harmental en frappant du poing sur une charmante
table de Boulle qu'il mit en morceaux, si j'avais tué ce pauvre Lafare, je
ne m'en serais consolé de ma vie!
Après cette explosion, qui le soulagea quelque peu, le chevalier se mit à
marcher de sa porte à sa fenêtre d'un air qui prouvait que le pauvre

garçon avait encore besoin de quelques déceptions de ce genre pour
être à la hauteur de la morale philosophique que lui prêchait la belle
infidèle. Puis, après quelques tours, il aperçut à terre la seconde lettre,
qu'il avait complètement oubliée. Deux ou trois fois encore il passa près
d'elle en la regardant avec une superbe indifférence; enfin, comme il
pensa qu'elle ferait peut-être diversion à la première il la ramassa
dédaigneusement, l'ouvrit avec lenteur, regarda l'écriture, qui lui était
inconnue, chercha la signature, qui était absente, et, ramené par cet air
de mystère à quelque curiosité, il lut ce qui suit:
«Chevalier,
Si vous avez dans l'esprit le quart du romanesque et dans le coeur la
moitié du courage que vos amis prétendent y reconnaître, on est prêt à
vous offrir une entreprise digne de vous et dont le résultat sera à la fois
de vous venger de l'homme que vous détestez le plus au monde et de
vous conduire à un but si brillant que, dans vos plus beaux rêves, vous
n'avez jamais rien espéré de pareil. Le bon génie qui doit vous mener
par ce chemin enchanté, et auquel il faut vous fier entièrement, vous
attendra ce soir, de minuit à deux heures, au bal de l'Opéra. Si vous y
venez sans masque, il ira à vous; si vous y venez masqué, vous le
reconnaîtrez à un ruban violet qu'il portera sur l'épaule gauche. Le mot
d'ordre est: Sésame, ouvre-toi! Prononcez-le hardiment, et vous verrez
s'ouvrir une caverne bien autrement merveilleuse que celle
d'Ali-Baba.»
--À la bonne heure! dit d'Harmental; et si le génie au ruban violet tient
seulement la moitié de sa promesse, ma foi! il a trouvé son homme!

Chapitre 3
Le chevalier Raoul d'Harmental, avec qui, avant de passer outre, il est
nécessaire que nos lecteurs fassent plus ample connaissance, était
l'unique rejeton d'une des meilleures familles du Nivernais. Quoique
cette famille n'eût jamais joué un rôle important dans l'histoire, elle ne
manquait pas cependant d'une certaine illustration, qu'elle avait acquise,

soit par elle-même, soit par ses alliances. Ainsi, le père du chevalier, le
sire Gaston d'Harmental, étant venu en 1682 à Paris, et ayant eu la
fantaisie de monter dans les carrosses du roi, avait fait, haut la main,
ses preuves de 1399, opération héraldique qui, s'il faut en croire un
mémoire du parlement, aurait fort embarrassé plus d'un duc et pair.
D'un autre côté, son oncle maternel, monsieur de Torigny, ayant été
nommé chevalier de l'Ordre, à la promotion de 1694, avait avoué, en
faisant reconnaître ses seize quartiers que le plus beau de son visage,
comme on le disait alors, était fait des d'Harmental, avec qui ses
ancêtres étaient en alliance depuis trois cents ans. En voilà donc assez
pour satisfaire aux exigences aristocratiques de l'époque sur laquelle
nous écrivons.
Le chevalier n'était ni pauvre ni riche, c'est-à-dire que son père en
mourant lui avait laissé une terre située dans les environs de Nevers,
laquelle lui rapportait quelque chose comme vingt-cinq ou trente mille
livres de rente.
C'était de quoi vivre fort grandement dans sa province; mais le
chevalier avait reçu une excellente éducation, et il se sentait une grande
ambition dans le coeur; il avait donc, à sa majorité, c'est-à-dire vers
1711, quitté sa province, et était accouru à Paris.
Sa première visite avait été pour le comte de Torigny, sur lequel il
comptait fort pour le mettre en cour. Malheureusement, à cette époque,
le comte de Torigny n'y était pas lui-même. Mais comme il se
souvenait toujours avec grand plaisir, ainsi que nous l'avons dit, de la
famille d'Harmental, il recommanda son neveu au chevalier de
Villarceaux, et le chevalier de Villarceaux qui n'avait rien à refuser à
son ami le comte de Torigny, conduisit le jeune homme chez madame
de Maintenon.
Madame de Maintenon avait une qualité: c'était d'être restée l'amie de
ses anciens amants. Elle reçut parfaitement le chevalier d'Harmental,
grâce aux
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