Le chasseur noir | Page 2

Émile Chevalier
la rivière, mais qui s'enfonçait plus avant dans la
montagne. La marche était certainement malaisée et dangereuse.
Durant une dizaine de minutes, notre homme épia les lumières, qui
tantôt apparaissaient brillantes, tantôt se cachaient entièrement, suivant
les accidents du terrain, et se rapprochaient peu à peu.
Enfin, le trappeur distingua de nouveau ceux qui les tenaient. Ils étaient
accompagnés de quatre autres individus, portant un fardeau ayant
forme d'un corps humain enveloppé dans un manteau. Instinctivement,
il se retira plus avant sous l'arche de granit qui reliait les deux rives du
cours d'eau. Les visiteurs nocturnes arrivèrent au fond de la ravine, et le
personnage à la ceinture rouge se dirigea vers le bord de la rivière. Là,
il fit un geste; alors les quatre hommes s'avancèrent près de lui,
placèrent leur fardeau sur le sol et se retirèrent.
Le trappeur se sentait pris d'un intérêt indéfinissable pour l'objet
immobile qu'ils venaient de déposer.
Qu'était-ce? Un être humain? Était-il mort ou vivant?....
La réponse à cette dernière question ne se fit pas attendre, car, au
moment où il se l'adressait, une jeune femme rejetant les pans du
manteau qui l'enveloppait, en sortit comme d'un linceul. A la lueur des
torches illuminant le bassin, le chasseur put la voir parfaitement.
Elle avait le visage pâle comme la neige, mais attrayant au delà de toute
expression. Jamais notre aventurier n'avait contemplé une beauté d'un
ordre aussi élevé.

Un instant, il s'imagina qu'une créature angélique était soudainement
descendue du ciel pour le fasciner par des charmes surnaturels. Une
longue chevelure noire et luisante flottait éparse sur le col marmoréen
et les épaules de cette femme. Merveilleuse était la symétrie de ses
formes.
Elle jeta un regard effaré autour d'elle, puis tomba aux pieds de
l'homme à la ceinture rouge, en étendant, d'une façon suppliante, des
bras aussi blancs que l'albâtre, et en s'écriant:--Sauvez-moi! pour
l'amour de Dieu, sauvez-moi!
Ces paroles frappèrent le trappeur comme un coup de poignard. Il eut
tout de suite l'idée de s'élancer et de mourir pour défendre la jeune
femme.
Mais ils étaient six et il était seul; mieux valait attendre.
Peut-être la providence lui fournirait-elle l'avantage de faire quelque
chose pour l'infortunée. Il avait entendu dire que l'heure du ciel sonne
souvent à l'heure du désespoir de l'homme.
Le trappeur ne faisait pas parade de religion, comme certaines gens
prétentieux de la chrétienté élégante; mais il avait les vrais instincts de
l'enfant de la nature, qui adore spontanément, en esprit et en vérité, tout
ce qui est inconnu au monde. Les hommes honnêtes n'oublient jamais
Dieu dans la solitude, car il a placé autour d'eux tant de souvenirs de sa
présence qu'il est impossible de les méconnaître.
Les sympathies du trappeur étaient donc vivement éveillées. La
solliciteuse enleva une chaîne de son cou, tira les bagues de ses doigts
elles jeta aux pieds de celui qu'elle implorait. Il les ramassa en silence
et les mit dans sa poche de côté.
Elle continua ses instances, voulut lui prendre la main, mais il la
repoussa.
Apparemment fatigué de cette scène, celui-ci adressa un coup d'oeil
significatif aux quatre individus qui se tenaient discrètement en arrière.

Ils accoururent, et leurs mains rugueuses s'abattirent sur les épaules
délicates de la pauvre femme. Aux yeux du trappeur, cet attouchement
était un sacrilège; peu s'en fallut qu'il n'envoyât une balle aux auteurs
de l'outrage.
Néanmoins, une prudence bien entendue le retint. La victime cessa de
résister, et, abandonnant tout espoir terrestre, elle parut adresser ses
prières au ciel.
On lui lia les bras derrière le dos, en serrant tellement les cordes que
des gouttes de sang maculèrent ses poignets. Puis, on l'enroula dans le
manteau, avec une grosse pierre, et le tout fut ficelé comme un paquet.
L'objet de ces meurtrières persécutions avait déjà perdu connaissance.
Ce n'était plus qu'un corps inerte et passif.
Les quatre hommes le soulevèrent, tandis que les chefs projetaient sur
la rivière la lueur de leurs torches. Pendant ce temps, le trappeur se
dépouillait à la hâte de son capot de chasse, et mettait bas ses armes, ne
gardant que son couteau.
Le coeur lui battait fort. Il sentait le sang bouillir dans ses veines; une
sueur abondante lui baignait le visage.
C'est qu'il était résolu à tout risquer pour le salut de cette femme! Ce
qu'elle était, il ne le savait pas plus que les événements qui avaient
déterminé cette tragédie; mais, dans son âme, il croyait qu'elle était
innocente de tout crime et ne méritait pas le sort auquel on l'avait trop
manifestement condamnée.
Son sexe, son infortune, sa prestigieuse beauté, tout faisait appel au
coeur du trappeur et le pénétrait d'un sentiment qu'il n'avait jamais
éprouvé auparavant.
Les exécuteurs de ce drame se placèrent tout à fait sur le bord de la
rivière, balancèrent deux ou trois fois
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