il veut, fait ce qu'il veut et ne reconna?t de volonté supérieure à la sienne que celle de Dieu.
Que lui importent les vaines rumeurs du monde? Que lui fait cette fourmilière sur laquelle il jette un regard dédaigneux, fort de sa grandeur et de son indépendance?
Voilà, cher lecteur, ce que me disait Fran?ois Guigonnet; sa voix était émue; son regard brillait d'une éloquence na?ve; son langage vulgaire se transformait en un parler plein d'une sauvage poésie.
Moi, je l'écoutais sans oser l'interrompre. Quand il m'eut dépeint la montagne, il me raconta sa vie.
IV
Fran?ois Guigonnet est né en 1810, il avait donc aujourd'hui cinquante-huit ans. C'était un homme d'une taille élevée, d'une maigreur extrême; son visage n'offrait aucun trait saillant et n'exprimait qu'une sorte de placidité mêlée à une certaine finesse. Ses cheveux étaient longs, très noirs, et le bas de son visage s'encadrait dans une barbe assez bien soignée.
Le père de Fran?ois était un honnête cultivateur qui fut pris dans la dernière levée que fit Napoléon avant la première Restauration et qui mourut à la guerre, laissant une femme jeune encore, mère de huit enfants. Deux ou trois ans après, la veuve se remaria.
Quand Fran?ois eut quinze ans, il partit pour la France, muni d'une bo?te de colporteur. En cinq ans, il amassa l'énorme somme de mille francs, revint au pays, acheta un bout de terrain et se maria. Quand sa mère mourut, il se trouvait à la tête d'une fortune de trois mille francs, représentée par une chaumière, un jardinet et le lopin de terre, fruit de ses économies.
Sa femme et ses deux enfants moururent; Fran?ois, alors agé de quarante ans, fut pris par le désespoir et voulut quitter le pays. Il vendit son bien et partit. Au bout de six mois, il revenait malade de nostalgie. Alors il se fit chasseur d'ours et les apres jouissances de la chasse lui firent oublier ses malheurs.
Aujourd'hui, il a racheté sa chaumière et vit complètement isolé.
Quand il lui prend fantaisie de chasser ou bien quand on lui signale un ours dans la montagne, il part de grand matin, muni de sa carabine et cherche la piste de la bête.
Sa chasse dure quelquefois trois ou quatre jours.
Quand il a trouvé le repaire de l'ours, il va se poster avant l'aube à quelque distance de ce repaire et attend. A peine le soleil se lève-t-il derrière les monts de Beaune qu'un sourd grognement l'avertit du réveil de sa future victime.
Il se place derrière un tronc d'arbre ou un rocher et lorsque l'ours appara?t à l'entrée de sa tanière, il vise l'oreille ou le front, entre les deux yeux, afin de ne point gater la peau de son gibier.
Quelquefois, il manque son coup. La bête alors se rue en avant: arrivée à deux pas du chasseur, elle s'élance furieuse vers son agresseur pour l'étouffer dans ses bras.
Si le chasseur manque de sang-froid, il est perdu. Guigonnet, lui, ne s'effraie pas pour si peu. Il attend tranquillement, sans bouger de sa place; puis, quand l'ours est bien en face de lui, qu'il ouvre sa gueule formidable ornée de dents aigu?s, il ajuste et fait feu à bout portant, dans cette gueule rouge, fumante... L'ours tombe et tout est dit.
Un jour, il lui advint une singulière aventure. Il chassait le renard en compagnie de quelques amis. Or, pendant que ses compagnons l'attendaient de l'autre c?té de la forêt, Fran?ois Guigonnet avait grimpé sur la montagne et guettait le renard au passage.
Il se trouvait tout auprès d'une coulée, sorte de boyau taillé à pic dans le roc et par lequel on fait glisser du haut de la montagne en bas les fagots que l'on coupe dans les forêts et les broussailles. La coulée était bordée d'arbres touffus qui, réunissant leurs hautes branches, formaient au-dessous d'elles une vo?te de verdure à travers laquelle le soleil ne pourrait pénétrer.
Quelques instants après, le renard passa au galop, suivi de plusieurs chiens qui aboyaient à tue-tête. L'animal sauta d'un bond dans la coulée, se faufila à travers la broussaille et disparut.
N'obéissant qu'à son instinct de chasseur, Guigonnet bondit... Le pied lui glissa... il tomba.
L'instinct qui porte tout homme qui tombe à chercher un point d'appui, lui fit jeter les mains en avant. Une de ses mains rencontra un objet velu qu'il prit pour une branche moussue. Il tomba, entra?nant avec lui ce à quoi il se retenait et, en quelques secondes, il fut arrivé au bas de la coulée.
Un épouvantable grognement retentit aussit?t, et notre ami Fran?ois se trouva face à face avec... un ours de la plus belle taille.
Or, son fusil n'était chargé qu'à balle et la balle glisse sur la peau de l'ours, comme une pierre sur la glace! Il se trouvait en pleine forêt, seul avec cet animal féroce...
Ma foi! je crois qu'il eut peur.
Heureusement l'ours eut plus peur
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