Le château des Désertes | Page 8

George Sand
sacrifier le charme à l'étonnement, la vérité à l'effet.
--Mais alors, convenez-en vous-même, que lui reste-t-il, si elle n'a ni le courage et la volonté de produire l'effet par un certain artifice, ni la santé de l'organe qui possède le charme naturel? Elle n'agit ni sur l'imagination trompée, ni sur l'oreille satisfaite, cette pauvre fille! Elle dit proprement ce qui est écrit dans son r?le; elle ne choque jamais, elle ne dérange rien. Elle est musicienne, j'en conviens, et utile dans l'ensemble; mais, seule, elle est nulle. Qu'elle entre, qu'elle sorte, le théatre est toujours vide quand elle le traverse de ses bouts de r?le et de ses petites phrases perlées.
--Voilà ce que je nie, et, pour mon compte, je sens qu'elle remplit, non pas seulement le théatre de sa présence, mais qu'elle pénètre et anime l'opéra de son intelligence. Je nie également que le défaut de plénitude de son organe en exclue le charme. D'abord ce n'est pas une voix malade, c'est une voix délicate, de même que la beauté de mademoiselle Boccaferri n'est pas une beauté flétrie, mais une beauté voilée. Cette beauté suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les sens toujours un peu grossiers du public; mais l'artiste qui les comprend devine des trésors de vérité sous cette expression contenue, où l'ame tient plus encore qu'elle ne promet et ne s'épuise jamais, parce qu'elle ne se prodigue point.
--Oh! mille et mille fois pardon, mon cher Salentini! s'écria la duchesse en riant et en me tendant la main d'un air enjoué et affectueux: je ne vous savais pas amoureux de la Boccaferri; si je m'en étais doutée, je ne vous aurais pas contrarié en disant du mal d'elle. Vous ne m'en voulez pas? vrai, je n'en savais rien!
Je regardai attentivement la duchesse. Qu'elle e?t été sincère dans son désintéressement, je redevenais amoureux; mais elle ne put soutenir mon regard, et l'étincelle diabolique jaillit du sien à la dérobée.
--Madame, lui dis-je sans baiser sa main que je pressai faiblement, vous n'aurez jamais à vous excuser d'une maladresse, et moi, je n'ai jamais été amoureux de mademoiselle Boccaferri avant cette représentation, où je viens de la comprendre pour la première fois.
--Et c'est moi qui vous ai aidé, sans doute, à faire cette découverte?
--Non, Madame, c'est Célio Floriani.
La duchesse frémit, et je continuai fort tranquillement:--C'est en voyant combien ce jeune homme avait peu de conscience que j'ai senti le prix de la conscience dans l'art lyrique, aussi clairement que je le sens dans l'art de la peinture et dans tous les arts.
--Expliquez-moi cela, dit la duchesse affectant de reprendre parti pour Célio. Je n'ai pas vu qu'il manquat de conscience, ce beau jeune homme; il a manqué de bonheur, voilà tout.
--Il a manqué à ce qu'il y a de plus sacré, repris-je froidement; il a manqué à l'amour et au respect de son art. Il a mérité que le public l'en punit, quoique le public ait rarement de ces instincts de justice et de fierté. Consolez-vous pourtant, Madame, son succès n'a tenu qu'à un fil, et, en procédant par l'audace et le contentement de soi-même, un artiste peut toujours être applaudi, faire des dupes, voire des victimes; mais moi, qui vois très-clair et qui suis tout à fait impartial dans la question, j'ai compris que l'absence de charme et de puissance de ce jeune homme tenait à sa vanité, à son besoin d'être admiré, à son peu d'amour pour l'oeuvre qu'il chantait, à son manque de respect pour l'esprit et les traditions de son r?le. Il s'est nourri toute sa vie, j'en suis s?r, de l'idée qu'il ne pouvait faillir et qu'il avait le don de s'imposer. Probablement c'est un enfant gaté. Il est joli, intelligent, gracieux; sa mère a d? être son esclave, et toutes les dames qu'il fréquente doivent l'enivrer de voluptés. Celle de la louange est la plus mortelle de toutes. Aussi s'est-il présenté devant le public comme une coquette effrontée qui éclabousse le pauvre monde du haut de son équipage. Personne n'a pu nier qu'il f?t jeune, beau et brillant; mais on s'est mis à le ha?r, parce qu'on a senti dans son maintien quelque chose de la coquette. Oui, coquette est le mot. Savez-vous ce que c'est qu'une coquette, madame la duchesse?
--Je ne le sais pas, monsieur Salentini; mais vous, vous le savez, sans doute?
--Une coquette, repris-je sans me laisser troubler par son air de dédain, c'est une femme qui fait par vanité ce que la courtisane fait par cupidité; c'est un être qui fait le fort pour cacher sa faiblesse, qui fait semblant de tout mépriser pour secouer le poids du mépris public, qui essaie d'écraser la foule pour faire oublier qu'elle s'abaisse et rampe devant chacun en particulier; c'est un mélange d'audace et de lacheté, de bravade téméraire et de terreur secrète....
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