Le château des Désertes | Page 2

George Sand

jeunesse et ne s'en cachait point trop, mais elle eût trouvé de mauvais
goût de les afficher. Elle eut de son mari un fils que je ne nommai
jamais mon frère, mais qui est toujours pour moi un bon camarade et un
aimable ami.
Je fus élevé comme il plut à Dieu; l'argent n'y fut pas épargné. La
marquise était riche, et, pourvu qu'elle n'eût à prendre aucun souci de
mes aptitudes et de mes progrès, elle se faisait un devoir de ne me
refuser aucun moyen de développement. Si elle n'eût été en réalité que
ma parente éloignée et ma bienfaitrice, comme elle l'était officiellement,
j'aurais été le plus heureux et le plus reconnaissant des orphelins; mais
les femmes de chambre avaient eu trop de part à ma première éducation
pour que j'ignorasse le secret de ma naissance. Dès que je pus sortir de
leurs mains, je m'efforçai d'oublier la douleur et l'effroi que leur
indiscrétion m'avait causés. Ma mère me permit de voir le monde à ses
côtés, et je reconnus à la frivolité bienveillante de son caractère, au peu
de soin mental qu'elle prenait de son fils légitime, que je n'avais aucun
sujet de me plaindre. Je ne conservai donc point d'amertume contre elle,
je n'en eus jamais le droit mais une sorte de mélancolie, jointe à
beaucoup de patience, de tolérance extérieure et de résolution intime, se
trouva être au fond de mon esprit, de bonne heure et pour toujours.
J'éprouvais parfois un violent désir d'aimer et d'embrasser ma mère.
Elle m'accordait un sourire en passant, une caresse à la dérobée. Elle
me consultait sur le choix de ses bijoux et de ses chevaux; elle me
félicitait d'avoir du goût, donnait des éloges à mes instincts de
savoir-vivre, et ne me gronda pas une seule fois en sa vie; mais jamais

aussi elle ne comprit mon besoin d'expansion avec elle. Le seul mot
maternel qui lui échappa fut pour me demander, un jour qu'elle
s'aperçut de ma tristesse, si j'étais jaloux de son fils, et si je ne me
trouvais pas aussi bien traité que l'enfant de la maison. Or, comme, sauf
le plaisir très-creux d'avoir un nom et le bonheur très-faux d'avoir dans
le monde une position toute faite pour l'oisiveté, mon frère n'était
effectivement pas mieux traité que moi, je compris une fois pour toutes,
dans un âge encore assez tendre, que tout sentiment d'envie et de dépit
serait de ma part ingratitude et lâcheté. Je reconnus que ma mère
m'aimait autant qu'elle pouvait aimer, plus peut-être qu'elle n'aimait
mon frère, car j'étais l'enfant de l'amour, et ma figure lui plaisait plus
que la ressemblance de son héritier avec son mari.
Je m'attachai donc à lui complaire, en prenant mieux que lui les leçons
qu'elle payait pour nous deux avec une égale libéralité, une égale
insouciance. Un beau jour, elle s'aperçut que j'avais profité, et que
j'étais capable de me tirer d'affaire dans la vie. «Et mon fils? dit-elle
avec un sourire; il risque fort d'être ignorant et paresseux, n'est-ce
pas?...» Puis elle ajouta naïvement: «Voyez comme c'est heureux, que
ces deux enfants aient compris chacun sa position!» Elle m'embrassa au
front, et tout fut dit. Mon frère n'essuya aucun reproche de sa part. Sans
s'en douter, et grâce à ses instincts débonnaires, elle avait détruit entre
nous tout levain d'émulation, et l'on conçoit qu'entre un fils légitime et
un bâtard l'émulation eût pu se changer fort aisément en aversion et en
jalousie.
Je travaillai donc pour mon propre compte, et je pus me livrer sans
anxiété et sans amour-propre maladif au plaisir que je trouvais
naturellement à m'instruire. Entouré d'artistes et de gens du monde,
mon choix se fit tout aussi naturellement. Je me sentais artiste, et, si
j'eusse été maltraité par ceux qui ne l'étaient pas, je me serais élancé
dans la carrière avec une sorte d'âpreté chagrine et hautaine. Il n'en fut
rien. Tous les amis de ma mère m'encourageaient de leur bienveillance,
et moi, ne me sentant blessé nulle part, j'entrai dans la voie qui me
parut la mienne avec le calme et la sérénité d'une âme qui prend
librement possession de son domaine.

Je portai dans l'étude de la peinture toutes les facultés qui étaient en
moi, sans fièvre, sans irritation, sans impatience. A vingt-cinq ans
seulement, je me sentis arrivé au premier degré de développement de
ma force, et je n'eus pas lieu de regretter mes tâtonnements.
Ma mère n'était plus; elle m'avait oublié dans son testament, mais elle
était morte en me faisant écrire un billet fort gracieux pour me féliciter
de mes premiers succès, et en donnant une signature à son banquier
pour payer les premières dettes de mon frère. Elle avait fait autant pour
moi que pour lui, puisqu'elle nous avait mis tous les deux à même
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 67
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.