Le capitaine Paul | Page 5

Alexandre Dumas, père
dormant, je sentais instinctivement qu'il se passait autour de moi quelque chose d'étrange, lorsque, enfin, je fus complètement réveillé par le bruit des matelots courant au-dessus de ma tête, et par le cri bien connu de Burrasca!
?Burrasca! J'essayai de me mettre sur mes genoux, ce qui ne me fut pas chose facile, relativement au mouvement d'oscillation imprimé au batiment; mais enfin j'y parvins, et, curieux de savoir ce qui se passait, je me tra?nai jusqu'à la porte de derrière de la cabine, qui donnait sur l'espace réservé au pilote. Je fus bient?t au fait: au moment où je l'ouvrais, une vague, qui demandait à entrer juste au moment où je voulais sortir, m'atteignit en pleine poitrine, et m'envoya à trois pas en arrière, couvert d'eau et d'écume. Je me relevai; mais il y avait inondation complète dans la cabine. J'appelai Jadin pour qu'il m'aidat à sauver nos lits du déluge.
?Jadin accourut, accompagné du mousse, qui portai une lanterne, tandis que Nunzio, qui avait l'oeil à tout, tirait à lui la porte de la cabine, afin qu'une seconde vague ne submergeat point tout à fait notre établissement. Nous roulames aussit?t nos matelas, qui heureusement, étant de cuir, n'avaient pas eu le temps de s'imbiber. Nous les pla?ames sur des tréteaux, afin qu'ils planassent au-dessus des eaux comme l'Esprit du Seigneur; nous suspend?mes nos draps et nos couvertures aux portemanteaux qui garnissaient les parois intérieures de notre chambre à coucher; puis, laissant à notre mousse le soin d'éponger les deux pouces de liquide dans lesquels nous barbotions, nous gagnames le pont.
?Le vent s'était levé, comme avait dit le pilote, et à l'heure qu'il avait dite; et, selon sa prédiction encore, ce vent nous était tout à fait contraire.
Néanmoins, comme nous étions parvenus à sortir du détroit, nous étions plus à l'aise, et nous courions des bordées dans l'espérance de gagner un peu de chemin; mais il résultait de cette manoeuvre que les vagues nous battaient en plein travers, et que, de temps en temps, le batiment s'inclinait tellement, que le bout de nos vergues trempait dans la mer...
?Nous nous obstinames ainsi pendant trois ou quatre heures, et, pendant ces trois ou quatre heures, nos matelots, il faut le dire, n'élevèrent pas une récrimination contre la volonté qui les mettait aux prises avec l'impossibilité même. Enfin, au bout de ce temps, je demandai combien nous avions fait de chemin depuis que nous courions des bordées, et il y avait de cela cinq ou six heures. Le pilote nous répondit tranquillement que nous avions fait demi-lieue. Je m'informai alors combien de temps pourrait durer la bourrasque, et j'appris que, selon toute probabilité, nous en aurions pour trente-six ou quarante heures. En supposant que nous continuassions à conserver sur le vent et la mer le même avantage, nous pouvions faire à peu près huit lieues en deux jours. Le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins le capitaine que, s'il voulait rentrer dans le détroit, nous renoncions momentanément à aller plus loin.
?Cette intention pacifique était à peine formulée par moi que, transmise immédiatement à Nunzio, elle fut à l'instant même connue de tout l'équipage. Le speronare tourna sur lui-même comme par enchantement; la voile latine et la voile de foc se déployèrent dans l'ombre, et le petit batiment, tout tremblant encore de sa lutte, partit vent arrière avec la rapidité d'un cheval de course. Dix minutes après, le mousse vint nous dire que, si nous voulions rentrer dans notre cabine, elle était parfaitement séchée, et que nous y retrouverions nos lits, qui nous attendaient dans le meilleur état possible. Nous ne nous le f?mes pas redire à deux fois, et, tranquilles désormais sur la bourrasque, devant laquelle nous marchions en courrier, nous nous endorm?mes au bout de quelques instants.
?Nous nous réveillames à l'ancre, juste à l'endroit d'où nous étions partis la veille; il ne tenait qu'à nous de croire que nous n'avions pas bougé de place, mais que seulement nous avions eu un sommeil un peu agité.
?Comme la prédiction de Nunzio s'était réalisée de point en point, nous nous approchames de lui avec une vénération plus grande encore que d'habitude pour lui demander des nouvelles certaines à l'endroit du temps.
Les prévisions n'étaient pas consolantes. à son avis, le temps était complètement dérangé pour huit ou dix jours; il résultait donc des observations atmosphériques de Nunzio que nous étions cloués à San Giovanni pour une semaine au moins.
?Notre parti fut pris à l'instant même: nous déclarames au capitaine que nous donnions huit jours au vent pour se décider à passer du nord au sud-est, et que, si, au bout de ce temps, il ne s'était pas décidé à faire sa saute, nous nous en irions tranquillement par terre à travers plaines et montagnes, notre fusil sur l'épaule, et tant?t à pied, tant?t à mulet;
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