Le Ventre de Paris | Page 6

Emile Zola
nuit de janvier; et il lui semblait que tout cela
avait grandi, s'était épanoui dans cette énormité des Halles, dont il
commençait à entendre le souffle colossal, épais encore de l'indigestion
de la veille.
La mère Chantemesse s'était décidée à acheter douze bottes de navets.
Elle les tenait dans son tablier, sur son ventre, ce qui arrondissait
encore sa large taille; et elle restait là, causant toujours, de sa voix
traînante. Quand elle fut partie, madame François vint se rasseoir à coté
de Florent, en disant:
-- Cette pauvre mère Chantemesse, elle a au moins soixante-douze ans.
J'étais gamine, qu'elle achetait déjà ses navets à mon père. Et pas un
parent avec ça, rien qu'une coureuse qu'elle a ramassée je ne sais où, et
qui la fait damner... Eh bien, elle vivote, elle vend au petit tas, elle se

fait encore ses quarante sous par jour... Moi, je ne pourrais pas rester
dans ce diable de Paris, toute la journée, sur un trottoir. Si l'on y avait
quelques parents, au moins!
Et, comme Florent ne causait guère:
-- Vous avez de la famille à Paris, n'est-ce pas? demanda-t-elle.
Il parut ne pas entendre. Sa méfiance revenait. Il avait la tête pleine
d'histoires de police, d'agents guettant à chaque coin de rue, de femmes
vendant les secrets qu'elles arrachaient aux pauvres diables. Elle était
tout près de lui, elle lui semblait pourtant bien honnête, avec sa grande
figure calme, serrée au front par un foulard noir et jaune. Elle pouvait
avoir trente-cinq ans, un peu forte, belle de sa vie en plein air et de sa
virilité adoucie par des yeux noirs d'une tendresse charitable. Elle était
certainement très-curieuse, mais d'une curiosité qui devait être toute
bonne.
Elle reprit, sans s'offenser du silence de Florent:
-- Moi, j'ai eu un neveu à Paris. Il a mal tourné, il s'est engagé... Enfin,
c'est heureux quand on sait où descendre. Vos parents, peut-être, vont
être bien surpris de vous voir. Et c'est une joie quand on revient,
n'est-ce pas?
Tout en parlant, elle ne le quittait pas des yeux, apitoyée sans doute par
son extrême maigreur, sentant que c'était un « monsieur, » sous sa
lamentable défroque noire, n'osant lui mettre une pièce blanche dans la
main.
Enfin, timidement:
-- Si, en attendant, murmura-t-elle, vous aviez besoin de quelque
chose...
Mais il refusa avec une fierté inquiète; il dit qu'il avait tout ce qu'il lui
fallait, qu'il savait où aller. Elle parut heureuse, elle répéta plusieurs
fois, comme pour se rassurer elle-même sur son sort:
-- Ah! bien, alors, vous n'avez qu'à attendre le jour.
Une grosse cloche, au-dessus de la tête de Florent, au coin du pavillon
des fruits, se mit à sonner. Les coups, lents et réguliers, semblaient
éveiller de proche en proche le sommeil traînant sur le carreau. Les
voitures arrivaient toujours; les cris des charretiers, les coups de fouet,
les écrasements du pavé sous le fer des roues et le sabot des bêtes,
grandissaient; et les voitures n'avançaient plus que par secousses,
prenant la file, s'étendant au delà des regards, dans des profondeurs

grises, d'où montait un brouhaha confus. Tout le long de la rue du
Pont-Neuf, on déchargeait, les tombereaux acculés aux ruisseaux, les
chevaux immobiles et serrés, rangés comme dans une foire. Florent
s'intéressa à une énorme voiture de boueux, pleine de choux superbes,
qu'on avait eu grand'peine à faire reculer jusqu'au trottoir; la charge
dépassait un grand diable de bec de gaz planté à côté, éclairant en plein
l'entassement des larges feuilles, qui se rabattaient comme des pans de
velours gros vert, découpé et gaufré. Une petite paysanne de seize ans,
en casaquin et en bonnet de toile bleue, montée dans le tombereau,
ayant des choux jusqu'aux épaules, les prenait un à un, les lançait à
quelqu'un que l'ombre cachait, en bas. La petite, par moments, perdue,
noyée, glissait, disparaissait sous un éboulement; puis, son nez rose
reparaissait au milieu des verdures épaisses; elle riait, et les choux se
remettaient à voler, à passer entre le bec de gaz et Florent. Il les
comptait machinalement. Quand le tombereau fut vide, cela l'ennuya.
Sur le carreau, les tas déchargés s'étendaient maintenant jusqu'à la
chaussée. Entre chaque tas, les maraîchers ménageaient un étroit sentier
pour que le monde pût circuler. Tout le large trottoir, couvert d'un bout
à l'autre, s'allongeait, avec les bosses sombres des légumes. On ne
voyait encore, dans la clarté brusque et tournante des lanternes, que
l'épanouissement charnu d'un paquet d'artichauts, les verts délicats des
salades, le corail rose des carottes, l'ivoire mat des navets; et ces éclairs
de couleurs intenses filaient le long des tas, avec les lanternes. Le
trottoir s'était peuplé; une foule s'éveillait, allait entre les marchandises,
s'arrêtant, causant, appelant. Une voix forte, au loin, criait: « Eh! la
chicorée! » On venait d'ouvrir
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 142
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.