Le Ventre de Paris | Page 4

Emile Zola
de fer tombant sur le pavé, l'éboulement sourd
d'une charretée de légumes, le dernier ébranlement d'une voiture buttant
contre la bordure d'un trottoir, mettaient dans l'air encore endormi le
murmure doux de quelque retentissant et formidable réveil, dont on

sentait l'approche, au fond de toute cette ombre frémissante. Florent, en
tournant la tête, aperçut, de l'autre côté de ses choux, un homme qui
ronflait, roulé comme un paquet dans une limousine, la tête sur des
paniers de prunes. Plus près, à gauche, il reconnut un enfant d'une
dizaine d'années, assoupi avec un sourire d'ange, dans le creux de deux
montagnes de chicorées. Et, au ras du trottoir, il n'y avait encore de
bien éveillé que les lanternes dansant au bout de bras invisibles,
enjambant d'un saut le sommeil qui traînait là, gens et légumes en tas,
attendant le jour. Mais ce qui le surprenait, c'était, aux deux bords de la
rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient
grandir, s'étendre, se perdre, au fond d'un poudroiement de lueurs. Il
rêvait, l'esprit affaibli, à une suite de palais, énormes et réguliers, d'une
légèreté de cristal, allumant sur leurs façades les mille raies de flamme
de personnes continues et sans fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces
minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière, qui montaient
jusqu'à la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient
l'entassement des toits supérieurs, posant dans leur carrure les grandes
carcasses à jour de salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement
du gaz, un pêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna
la tête, fâché d'ignorer où il était, inquiété par cette vision colossale et
fragile; et, comme il levait les yeux, il aperçut le cadran lumineux de
Saint-Eustache, avec la masse grise de l'église. Cela l'étonna
profondément. Il était à la pointe Saint-Eustache.
Cependant, madame François était revenue. Elle discutait violemment
avec un homme qui portait un sac sur l'épaule, et qui voulait lui payer
ses carottes un sou la botte.
-- Tenez, vous n'êtes pas raisonnable, Lacaille..... Vous les revendez
quatre et cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non... À deux sous, si
vous voulez.
Et, comme l'homme s'en allait:
-- Les gens croient que ça pousse tout seul, vraiment... Il peut en
chercher, des carottes à un sou, cet ivrogne de Lacaille... Vous verrez
qu'il reviendra.
Elle s'adressait à Florent. Puis, s'asseyant près de lui:
-- Dites donc, s'il y a longtemps que vous êtes absent de Paris, vous ne
connaissez peut-être pas les nouvelles Halles? Voici cinq ans au plus
que c'est bâti... Là, tenez, le pavillon qui est à côté de nous, c'est le

pavillon aux fruits et aux fleurs; plus loin, la marée, la volaille, et,
derrière, les gros légumes, le beurre, le fromage... Il y a six pavillons,
de ce côté-là; puis, de l'autre côté, en face, il y en a encore quatre: la
viande, la triperie, la Vallée... C'est très-grand, mais il y fait rudement
froid, l'hiver. On dit qu'on bâtira encore deux pavillons, en démolissant
les maisons, autour de la Halle au blé. Est-ce que vous connaissiez tout
ça?
-- Non, répondit Florent, j'étais à l'étranger... Et cette grande rue, celle
qui est devant nous, comment la nomme-t-on?
-- C'est une rue nouvelle, la rue du Pont-Neuf, qui part de la Seine et
qui arrive jusqu'ici, à la rue Montmartre et à la rue Montorgueil... S'il
avait fait jour, vous vous seriez tout de suite reconnu.
Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets.
-- C'est vous, mère Chantemesse? dit-elle amicalement.
Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. C'était là qu'une bande
de sergents de ville l'avait pris, dans la nuit du 4 décembre. Il suivait le
boulevard Montmartre, vers deux heures, marchant doucement au
milieu de la foule, souriant de tous ces soldats que l'Élysée promenait
sur le pavé pour se faire prendre au sérieux, lorsque les soldats avaient
balayé les trottoirs, à bout portant, pendant un quart d'heure. Lui,
poussé, jeté à terre, tomba au coin de la rue Vivienne; et il ne savait
plus, la foule affolée passait sur son corps, avec l'horreur affreuse des
coups de feu. Quand il n'entendit plus rien, il voulut se relever. Il avait
sur lui une jeune femme, en chapeau rose, dont le châle glissait,
découvrant une guimpe plissée à petits plis. Au-dessus de la gorge,
dans la guimpe, deux balles étaient entrées; et, lorsqu'il repoussa
doucement la jeune femme, pour dégager ses jambes, deux filets de
sang coulèrent des trous sur ses mains. Alors, il se releva d'un bond, il
s'en alla, fou, sans chapeau, les mains humides. Jusqu'au soir, il rôda, la
tête perdue, voyant toujours la jeune femme, en travers sur ses jambes,
avec sa face toute pâle, ses grands yeux bleus ouverts, ses lèvres
souffrantes, son étonnement
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