Le Ventre de Paris | Page 2

Emile Zola
il était lamentable, avec son pantalon noir, sa
redingote noire, tout effiloqués, montrant les sécheresses des os. Sa
casquette, de gros drap noir, rabattue peureusement sur les sourcils,

découvrait deux grands yeux bruns, d'une singulière douceur, dans un
visage dur et tourmenté. Madame François pensa qu'il était vraiment
trop maigre pour avoir bu.
-- Et où alliez-vous, dans Paris? demanda-t-elle de nouveau.
Il ne répondit pas tout de suite; cet interrogatoire le gênait. Il parut se
consulter; puis, en hésitant:
-- Par là, du côté des Halles.
Il s'était mis debout, avec des peines infinies, et il faisait mine de
vouloir continuer son chemin. La maraîchère le vit qui s'appuyait en
chancelant sur le brancard de la voiture.
-- Vous êtes las?
-- Oui, bien las, murmura-t-il.
Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. Elle le poussa,
en disant:
-- Allons, vite, montez dans ma voiture! Vous nous faites perdre un
temps, là!... Je vais aux Halles, je vous déballerai avec mes légumes.
Et, comme il refusait, elle le hissa presque, de ses gros bras, le jeta sur
les carottes et les navets, tout à fait fâchée, criant:
-- A la fin, voulez-vous nous ficher la paix! Vous m'embêtez, mon
brave... Puisque je vous dis que je vais aux Halles! Dormez, je vous
réveillerai.
Elle remonta, s'adossa contre la planchette, assise de biais, tenant les
guides de Balthazar, qui se remit en marche, se rendormant, dodelinant
des oreilles. Les autres voitures suivirent, la file reprit son allure lente
dans le noir, battant de nouveau du cahot des roues les façades
endormies. Les charretiers recommencèrent leur somme sous leurs
limousines. Celui qui avait interpellé la maraîchère, s'allongea, en
grondant:
-- Ah! malheur! s'il fallait ramasser les ivrognes!... Vous avez de la
constance, vous, la mère!
Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la tête basse.
L'homme que madame François venait de recueillir, couché sur le
ventre, avait ses longues jambes perdues dans le tas des navets qui
emplissaient le cul de la voiture; sa face s'enfonçait au beau milieu des
carottes, dont les bottes montaient et s'épanouissaient; et, les bras
élargis, exténué, embrassant la charge énorme des légumes, de peur
d'être jeté à terre par un cahot, il regardait, devant lui, les deux lignes

interminables des becs de gaz qui se rapprochaient et se confondaient,
tout là-haut, dans un pullulement d'autres lumières. À l'horizon, une
grande fumée blanche flottait, mettait Paris dormant dans la buée
lumineuse de toutes ces flammes.
-- Je suis de Nanterre, je me nomme madame François, dit la
maraîchère, au bout d'un instant. Depuis que j'ai perdu mon pauvre
homme, je vais tous les matins aux Halles. C'est dur, allez!... Et vous?
-- Je me nomme Florent, je viens de loin..., répondit l'inconnu avec
embarras. Je vous demande excuse; je suis si fatigué, que cela m'est
pénible de parler.
Il ne voulait pas causer. Alors, elle se tut, lâchant un peu les guides sur
l'échine de Balthazar, qui suivait son chemin en bête connaissant
chaque pavé. Florent, les yeux sur l'immense lueur de Paris, songeait à
cette histoire qu'il cachait. Échappé de Cayenne, où les journées de
décembre l'avaient jeté, rôdant depuis deux ans dans la Guyane
holandaise, avec l'envie folle du retour et la peur de la police impériale,
il avait enfin devant lui la chère grande ville, tant regrettée, tant désirée.
Il s'y cacherait, il y vivrait de sa vie paisible d'autrefois. La police n'en
saurait rien. D'ailleurs, il serait mort, là-bas. Et il se rappelait son
arrivée au Havre, lorsqu'il ne trouva plus que quinze francs dans le coin
de son mouchoir. Jusqu'à Rouen, il put prendre la voiture. De Rouen,
comme il lui restait à peine trente sous, il repartit à pied. Mais, à
Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain. Puis, il ne savait plus.
Il croyait avoir dormi plusieurs heures dans un fossé. Il avait dû
montrer à un gendarme les papiers dont il s'était pourvu. Tout cela
dansait dans sa tête. Il était venu de Vernon sans manger, avec des
rages et des désespoirs brusques qui le poussaient à mâcher les feuilles
des haies qu'il longeait; et il continuait à marcher, pris de crampes et de
souleurs, le ventre plié, la vue troublée, les pieds comme tirés, sans
qu'il en eût conscience, par cette image de Paris, au loin, très-loin,
derrière l'horizon, qui l'appelait, qui l'attendait. Quand il arriva à
Courbevoie, la nuit était très-sombre. Paris, pareil à un pan de ciel
étoilé tombé sur un coin de la terre noire, lui apparut sévère et comme
fâché de son retour. Alors, il eut une faiblesse, il descendit la côte, les
jambes cassées. En traversant le pont de Neuilly, il s'appuyait au
parapet, il se penchait sur la Seine roulant des flots d'encre, entre les
masses épaissies des
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