Le Ventre de Paris | Page 3

Emile Zola
trottoirs grisatres, tachés de l'ombre des branches, les trous sombres des rues transversales, tout son silence et toutes ses ténèbres; et les becs de gaz, droits, espacés régulièrement, mettaient seuls la vie de leurs courtes flammes jaunes, dans ce désert de mort. Florent n'avan?ait plus, l'avenue s'allongeait toujours, reculait Paris au fond de la nuit. Il lui sembla que les becs de gaz, avec leur oeil unique, couraient à droite et à gauche, en emportant la route; il trébucha, dans ce tournoiement; il s'affaissa comme une masse sur les pavés.
à présent, il roulait doucement sur cette couche de verdure, qu'il trouvait d'une mollesse de plume. Il avait levé un peu le menton, pour voir la buée lumineuse qui grandissait, au-dessus des toits noirs devinés à l'horizon. Il arrivait, il était porté, il n'avait qu'à s'abandonner aux secousses ralenties de la voiture; et cette approche sans fatigue ne le laissait plus souffrir que de la faim. La faim s'était réveillée, intolérable, atroce. Ses membres dormaient; il ne sentait en lui que son estomac, tordu, tenaillé comme par un fer rouge. L'odeur fra?che des légumes dans lesquels il était enfoncé, cette senteur pénétrante des carottes, le troublait jusqu'à l'évanouissement. Il appuyait de toutes ses forces sa poitrine contre ce lit profond de nourriture, pour se serrer l'estomac, pour l'empêcher de crier. Et, derrière, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d'artichauts, de salades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler lentement sur lui et vouloir l'ensevelir, dans l'agonie de sa faim, sous un éboulement de mangeaille. Il y eut un arrêt, un bruit de grosses voix; c'était la barrière, les douaniers sondaient les voitures. Puis, Florent entra dans Paris, évanoui, les dents serrées, sur les carottes.
--?Eh! l'homme, là-haut! cria brusquement madame Fran?ois.
Et, comme il ne bougeait pas, elle monta, le secoua. Alors, Florent se mit sur son séant. Il avait dormi, il ne sentait plus sa faim; il était tout hébété. La mara?chère le fit descendre, en lui disant:
--?Vous allez m'aider à décharger, hein?
Il l'aida. Un gros homme, avec une canne et un chapeau de feutre, qui portait une plaque au revers gauche de son paletot, se fachait, tapait du bout de sa canne sur le trottoir.
--?Allons donc, allons donc, plus vite que ?a! Faites avancer la voiture... Combien avez-vous de mètres? Quatre, n'est-ce pas?
Il délivra un bulletin à madame Fran?ois, qui sortit des gros sous d'un petit sac de toile. Et il alla se facher et taper de sa canne un peu plus loin. La mara?chère avait pris Balthazar par la bride, le poussant, acculant la voiture, les roues contre le trottoir. Puis, la planche de derrière enlevée, après avoir marqué ses quatre mètres sur le trottoir avec des bouchons de paille, elle pria Florent de lui passer les légumes, bottes par bottes. Elle les rangea méthodiquement sur le carreau, parant la marchandise, disposant les fanes de fa?on à encadrer les tas d'un filet de verdure, dressant avec une singulière promptitude tout un étalage, qui ressemblait, dans l'ombre, à une tapisserie aux couleurs symétriques. Quand Florent lui eut donné une énorme brassée de persil, qu'il trouva au fond, elle lui demanda encore un service.
--?Vous seriez bien gentil de garder ma marchandise, pendant que je vais remiser la voiture.... C'est à deux pas, rue Montorgueil, au Compas d'or.
Il lui assura qu'elle pouvait être tranquille. Le mouvement ne lui valait rien; il sentait sa faim se réveiller, depuis qu'il se remuait. Il s'assit contre un tas de choux, à c?té de la marchandise de madame Fran?ois, en se disant qu'il était bien là, qu'il ne bougerait plus, qu'il attendrait. Sa tête lui paraissait toute vide, et il ne s'expliquait pas nettement où il se trouvait. Dès les premiers jours de septembre, les matinées sont toutes noires. Des lanternes, autour de lui, filaient doucement, s'arrêtaient dans les ténèbres. Il était au bord d'une large rue, qu'il ne reconnaissait pas. Elle s'enfon?ait en pleine nuit, très-loin. Lui, ne distinguait guère que la marchandise qu'il gardait. Au delà, confusément, le long du carreau, des amoncellements vagues moutonnaient. Au milieu de la chaussée, de grands profils grisatres de tombereaux barraient la rue; et, d'un bout à l'autre, un souffle qui passait faisait deviner une file de bêtes attelées qu'on ne voyait point. Des appels, le bruit d'une pièce de bois ou d'une cha?ne de fer tombant sur le pavé, l'éboulement sourd d'une charretée de légumes, le dernier ébranlement d'une voiture buttant contre la bordure d'un trottoir, mettaient dans l'air encore endormi le murmure doux de quelque retentissant et formidable réveil, dont on sentait l'approche, au fond de toute cette ombre frémissante. Florent, en tournant la tête, aper?ut, de l'autre c?té de ses choux, un homme qui ronflait, roulé comme un paquet dans une limousine, la tête sur des paniers de
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