avec vous un premier compte de souvenirs de voyage que j'aurai bien vite oubliés, si je ne vous les écris, tant j'ai l'esprit préoccupé de cette éthiopie mystérieuse que je vais aborder.
Je n'ai guère fait que traverser l'égypte, qui est aujourd'hui, grace à la transformation opérée par Méhémet-Ali, une sorte de tête de pont de la civilisation européenne. Je ne vous reparlerai pas d'Alexandrie, du Caire, et des Pyramides après l'excellent livre de Maxime Du Camp, mais laissez-moi vous dire, au courant de la plume, mes impressions morales sur ce beau pays d'égypte et sur quelques aspects de sa situation actuelle.
Vous connaissez cette curieuse légende du roi Chilpéric à qui une vision prophétique montre ses descendants sous la forme successive de lions, de loups et de petits chiens. Je crois que le père de Méhémet-Ali e?t pu avoir une pareille vision, et que son rêve n'e?t guère menti. Le lion, ?'a été le grand pacha, l'un des plus puissants pétrisseurs de nations que les temps modernes aient vus. Méhémet-Ali a eu un grand malheur, c'est d'avoir eu pour panégyristes ses fonctionnaires européens, qui, n'ayant pas la liberté de blamer certains faits et certains hommes, ont eu, à mon sens, le tort de ne pas se taire à propos. Le public d'Europe a répondu à un excès de louanges par une incrédulité excessive. J'avais besoin de voir l'égypte pour apprécier Méhémet-Ali. Les trois piles du pont de Trajan, que j'ai admirées il y a trois ans en descendant le Danube, étonnent le voyageur plus encore peut-être que ne le ferait le monument s'il était resté entier: l'oeuvre colossale du destructeur des mameluks impose encore une admiration du même genre, même après les ruines entassées par Abbas et Sa?d-Pacha.
Méhémet-Ali a été par moments un souverain d'Orient; c'est dans un de ces moments-là qu'il a exterminé les mameluks, qui d'ailleurs le méritaient bien et qui avaient le tort de la provocation: ils avaient essayé de l'assassiner dans l'Hedjaz. On lui a reproché l'oppression des fellahs et les violences qui ont parfois signalé ses réformes, et deux grands écrivains, MM. de Chateaubriand et de Lamartine, sous l'impulsion d'une indignation plus généreuse qu'impartiale, ont dénoncé à l'Europe ce prétendu réformateur qui broyait les peuples sous prétexte de les civiliser. Je ne veux pas excuser ces violences, surtout envers ces doux et laborieux fellahs, qui sont vraiment les Bulgares de l'Afrique; mais il faut bien se dire que l'égypte n'a jamais été gouvernée autrement depuis les Pharaons; qu'aujourd'hui, sous le philanthrope Sa?d-Pacha, le fellah vit exactement sous le même régime que sous le vieux, et que le courbach sera longtemps encore, je le crains bien, une nécessité gouvernementale pour la race indolente et passive de l'égypte. C'est dans ses admirables institutions qu'il faut étudier Méhémet-Ali; dans ses écoles d'où sont sortis ces médecins et ces savants qui honorent la jeune égypte; dans ses établissements de bienfaisance, dans ses lois dont je ne citerai qu'une seule: ?Quiconque achètera un esclave devra, au bout de neuf ans, lui donner la liberté, après lui avoir fait apprendre au moins à lire.?
Après le lion, le loup, qui est Abbas-Pacha; puis est venu un charmant homme, tout imprégné de civilisation, doux, pacifique, d'humeur gaie et d'habitudes indolentes, fait pour vivre d'un million de rentes dans un palais du Nil, mais l'homme le moins propre au gouvernement d'un état en crise de transition. J'ai nommé Sa?d-Pacha. Sous son règne, l'émancipation de l'égypte a reculé, le commerce et le crédit public ont décliné, le budget a été mis au pillage pendant que les traitements des employés de tout grade, devenus flottants et illusoires, ont obligé nombre de fonctionnaires à vivre de concussion; le Soudan, la plus belle, comme avenir, des conquêtes de Méhémet-Ali, a été désorganisé et presque abandonné; les Abyssins et les bandits de toute nation insultent impunément les frontières, et l'égypte va doucement à sa ruine sous la main d'un brave homme qui joue au soldat, donne des fêtes, et semble, en affaires, avoir pris pour devise la maxime anglaise: ?Les soucis tueraient un chat.?
N'ayant pas un livre à faire sur l'égypte, je me hate de vous dire que le 7 février au matin je quittai le Caire, par la gare de Bal-el-Had, en compagnie de Georges, ce compatriote avec lequel j'avais d'abord projeté le voyage de la basse Nubie. Vous avez entrevu à Paris ce charmant gar?on dont l'esprit ouvert à toute belle impression, la cordialité et l'inaltérable bonne humeur ont réalisé pour moi le type véritable du Fran?ais en voyage. Nous prenons nos billets et nous sommes poursuivis dans la gare par un employé arabe qui nous demande un bakchich pour nous avoir passé nos billets; déjà ruinés de pourboire, nous refusons et nous recevons, dans le pur arabe d'égypte, une malédiction que je me fais consciencieusement traduire: ?Que
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