Le rêve, by Émile Zola
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Title: Le rêve
Author: Émile Zola
Release Date: January 16, 2006 [EBook #17533]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
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Émile Zola
LE RÊVE
(1888)
I
Pendant le rude hiver de 1860, l'Oise gela, de grandes neiges couvrirent
les plaines de la basse Picardie; et il en vint surtout une bourrasque du
nord-est, qui ensevelit presque Beaumont, le jour de la Noël. La neige,
s'étant mise à tomber dès le matin, redoubla vers le soir, s'amassa
durant toute la nuit. Dans la ville haute, rue des Orfèvres, au bout de
laquelle se trouve comme enclavée la façade nord du transept de la
cathédrale, elle s'engouffrait, poussée par le vent, et allait battre la porte
Sainte-Agnès, l'antique porte romane, presque déjà gothique, très ornée
de sculptures sous la nudité du pignon. Le lendemain, à l'aube, il y en
eut là près de trois pieds.
La rue dormait encore, emparessée par la fête de la veille.
Six heures sonnèrent. Dans les ténèbres, que bleuissait la chute lente et
entêtée des flocons, seule une forme indécise vivait, une fillette de neuf
ans, qui, réfugiée sous les voussures de la porte, avait passé la nuit à
grelotter, en s'abritant de son mieux. Elle était vêtue de loques, la tête
enveloppée d'un lambeau de foulard, les pieds nus dans de gros souliers
d'homme.
Sans doute elle n'avait échoué là qu'après avoir longtemps battu la ville,
car elle y était tombée de lassitude. Pour elle, c'était le bout de la terre,
plus personne ni plus rien, l'abandon dernier, l a faim qui ronge, le froid
qui tue; et, dans sa faiblesse, étouffée par le poids lourd de son coeur,
elle cessait de lutter, il ne lui restait que le recul physique, l'instinct de
changer de place, de s'enfoncer dans ces vieilles pierres, lorsqu'une
rafale faisait tourbillonner la neige Les heures, les heures coulaient.
Longtemps, entre le double vantail des deux baies jumelles, elle s'était
adossée au trumeau, dont le pilier porte une statue de sainte Agnès, la
martyre de treize ans, une petite fille comme elle, avec la palme et un
agneau à ses pieds. Et, dans le tympan, au-dessus du linteau, toute la
légende de la vierge enfant, fiancée à Jésus, se déroule, en haut relief,
d'une foi naïve: ses cheveux qui s'allongèrent et la vêtirent, lorsque le
gouverneur, dont elle refusait le fils, l'envoya nue aux mauvais lieux;
les flammes du bûcher qui s'écartant de ses membres, brûlèrent les
bourreaux, dès qu'ils eurent allumé le bois; les miracles de ses
ossements, Constance, fille de l'empereur, guérie de la lèpre, et les
miracles d'une de ses figures peintes, le prêtre Paulin, tourmenté du
besoin de prendre femme, présentant sur le conseil du pape l'anneau
orné d'une émeraude à l'image, qui tendit le doigt, puis le rentra,
gardant l'anneau qu'on y voit encore, ce qui délivra Paulin. Au sommet
du tympan, dans une gloire, Agnès est enfin reçue au ciel, où son fiancé
Jésus l'épouse, toute petite et si jeune, en lui donnant le baiser des
éternelles délices. Mais, lorsque le vent enfilait la rue, la neige fouettait
de face, des paquets blancs menaçaient de barrer le seuil; et l'enfant,
alors, se garait sur les côtés, contre les vierges posées au-dessus du
stylobate de l'ébrasement. Ce sont les compagnes d'Agnès, les saintes
qui lui servent d'escorte: trois à sa droite, Dorothée, nourrie en prison
de pain miraculeux, Barbe, qui vécut dans une tour, Geneviève, dont la
virginité sauva Paris; et trois à sa gauche, Agathe, les mamelles tordues
et arrachées, Christine, torturée par son père, et qui lui jeta de sa chair
au visage, Cécile, qui fut aimée d'un ange. Au-dessus d'elles, des
vierges encore, trois rangs serrés de vierges montent avec les arcs des
claveaux, garnissent les trois voussures d'une floraison de chairs
triomphantes et chastes, en bas martyrisées, broyées dans les tourments,
en haut accueillies par un vol de chérubins, ravies d'extase au milieu de
la cour céleste.
Et rien ne la protégeait plus, depuis longtemps, lorsque huit heures
sonnèrent et que le jour grandit. La neige, si elle ne l'eût foulée, lui
serait allée aux épaules. L'antique porte, derrière elle, s'en trouvait
tapissée, comme tendue d'hermine, toute blanche ainsi qu'un reposoir,
au bas de la façade grise, si nue et si lisse, que pas un flocon ne s'y
accrochait. Les grandes saintes de l'ébrasement surtout en étaient vêtues,
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