joue plus pale encore qu'a l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Chateau...
Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d'un dialogue de province.
Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrières, n'était autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvé le moyen de s'introduire, non seulement dans la prison et le dép?t de mendicité de Verrières, mais aussi dans l'h?pital administré gratuitement par le maire et les principaux propriétaires de l'endroit.
- Mais, disait timidement Mme de Rênal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probité?
- Il ne vient que pour déverser le blame, et ensuite il fera insérer des articles dans les journaux du libéralisme.
- Vous ne les lisez jamais, mon ami.
- Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait et nous empêche de faire le bien*. Quant à moi, je ne pardonnerai jamais au curé. * Historique.
CHAPITRE III
LE BIEN DES PAUVRES
Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village. FLEURY
Il faut savoir que le curé de Verrières vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait à l'air vif de ces montagnes une santé et un caractère de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l'h?pital et même le dép?t de mendicité. C'était précisément à six heures du matin que M. Appert qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la sagesse d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussit?t il était allé au presbytère.
En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan resta pensif.
"Je suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix ils n'oseraient!" Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux où, malgré le grand age, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse:
- Venez avec moi, monsieur, et en présence du ge?lier et surtout des surveillants du dép?t de mendicité, veuillez n'émettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire à un homme de coeur: il suivit le vénérable curé visita la prison, l'hospice, le dép?t, fit beaucoup de questions, et, malgré d'étranges réponses, ne se permit pas la moindre marque de blame.
Cette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à d?ner M. Appert, qui prétendit avoir des lettres à écrire: il ne voulait pas compromettre davantage son généreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allèrent achever l'inspection du dép?t de mendicité, et revinrent ensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la porte le ge?lier, espèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées; sa figure ignoble était devenue hideuse par l'effet de la terreur.
- Ah! monsieur, dit-il au curé, dès qu'il l'aper?ut, ce monsieur, que je vois là avec vous, n'est-il pas M. Appert?
- Qu'importe? dit le curé.
- C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus précis, et que M. le préfet a envoyé par un gendarme, qui a d? galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison.
- Je vous déclare, M. Noiroud, dit le curé, que ce voyageur qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans la prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux?
- Oui, M. le curé, dit le ge?lier à voix basse, et baissant la tête, comme un bouledogue, que fait obéir à regret la crainte du baton. Seulement, M. le curé, j'ai femme et enfants, si je suis dénoncé on me destituera; je n'ai pour vivre que ma place.
- Je serais aussi bien faché de perdre la mienne, reprit le bon curé, d'une voix de plus en plus émue.
- Quelle différence! reprit vivement le ge?lier; vous, M. le curé, on sait que vous avez huit cents livres de rente, du bon bien au soleil...
Tels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt fa?ons différentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte à la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod directeur du dép?t de mendicité, il était allé chez le curé, pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan n'était protégé par personne; il sentit toute la portée de leurs paroles.
- Eh bien, messieurs! je serai le troisième curé, de quatre-vingts ans d'age, que les fidèles verront destituer dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici,
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