Le Roman Historique a lEpoque Romantique - Essai sur lInfluence de Walter Scott | Page 9

Louis Maigron
artistes. Tout y est pittoresque et tout y est vivant. Inutile sans doute d'en rien citer: la page est dans toutes les mémoires.
Mais ce qu'il ne faut pas se lasser de faire remarquer, c'est l'éclatante nouveauté du tableau. Cette fois c'était bien la couleur locale, avec ce qu'elle peut avoir de plus précis pour l'esprit et de plus chatoyant pour l'imagination; et Chateaubriand tissait ainsi, et de fa?on définitive, la toile de fond du roman historique, s'il est vrai, comme le veut une spirituelle définition, que le roman historique ne soit que ?l'art de faire mouvoir des personnages faux dans un décor à peu près exact[6].?
[Note 6: G. Renard, Nouvelle Revue, tome XXXV, p. 704, 1885.]
De telles nouveautés devaient être un jour singulièrement fécondes: elles ne réussirent d'abord qu'à susciter Marchangy, le symbole même des fades élégances et de la platitude emphatique, et un des plus parfaits exemples qu'en littérature les intentions ne suffisent pas. La _Gaule poétique_[7] est une merveille d'application et de bonne volonté: c'est un témoignage plus magnifique encore de radicale impuissance, une série d'essais qui restent stériles et qui avortent. Le malheureux! Cette matière si nouvelle, que Chateaubriand venait de découvrir, ne recommande-t-il pas de la couler dans les anciens moules du plus orthodoxe et du plus pur classicisme? Des règnes de Fran?ois Ier et de Henri IV, on ferait ?un nouveau genre d'épopée héro?que, facétieuse et familière?; et dans l'histoire des successeurs de Clovis, ?la cantate, l'hymne, le dithyrambe, l'ode, l'héro?de, trouveraient des sujets inspirateurs!? Il est difficile sans doute de pousser plus loin la na?veté et l'inintelligence.
[Note 7: Le titre complet de l'ouvrage est: _la Gaule poétique ou l'Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l'éloquence et les beaux-arts._ Il parut en 1813.]
C'est qu'aussi bien les temps n'étaient pas encore accomplis et que, pour faire porter tous leurs fruits aux nouveautés des Martyrs, il était besoin d'une autre influence et d'un autre écrivain. Il fallait un homme qui dès sa plus tendre enfance f?t familier avec l'histoire et avec tout ce c?té poétique de l'histoire, mêlé de faussetés et de vérités, qui forme le trésor de la légende; pour qui la vie passée, avec le pêle-mêle de ses menus détails et pratiques et coutumes ordinaires, f?t aussi réelle, aussi vivante que le présent; dont l'imagination f?t naturellement tournée vers l'archéologie et qui éprouvat vivement pour lui-même, afin de le faire mieux partager aux autres, le charme particulier que dégagent les choses disparues, vieux castels et vieilles armures; un homme enfin capable de traduire toutes ces choses dans un récit plus alerte que savant, plus enjoué que majestueux, et avec la seule ambition d'intéresser par la vérité savoureuse de ses peintures. Il vint, mais il naquit de l'autre c?té du détroit, et ce fut Walter Scott.

CHAPITRE IV
Le roman historique dans Walter Scott.
Jamais écrivain ne fut mieux préparé au r?le glorieux qu'il allait remplir. La nature l'avait créé conteur: de très bonne heure son go?t et les circonstances le firent antiquaire. Des nombreux témoignages de ses biographes, et surtout de ses aveux personnels, il appara?t clairement que le présent ne l'a jamais intéressé que comme représentatif du passé, et que c'est au passé que sont toujours allées ses préférences. Les siècles précédents lui sont aussi familiers, plus familiers peut-être que son époque même, et il s'oriente dans ces temps reculés comme s'il y avait réellement vécu.
Les ?récits aventureux et féodaux? et tout ce qui a trait ?aux chevaliers errants?, voilà ce qui le passionne, et au fond c'est la seule chose qu'il ait jamais aimée. Un paysage ne l'intéresse que par les souvenirs qu'il évoque, et, à ses yeux, un site n'est pittoresque et digne d'attention qu'autant qu'il a servi de cadre à une scène historique, et qu'autrefois il s'est passé là quelque chose. Mme de Sta?l disait qu'elle n'ouvrirait pas sa fenêtre pour voir le golfe de Naples, et qu'elle ferait des lieues pour entendre la conversation d'un homme d'esprit: Walter Scott, en voyage, aurait peut-être hésité à changer son itinéraire pour un paysage qui n'aurait eu à lui offrir que le spectacle de ses seules beautés naturelles, au lieu que la plus insignifiante des ruines, pourvu qu'elle f?t authentique, et il s'y connaissait, le remplissait d'émotion. ?On n'avait qu'à me montrer un vieux chateau, un champ de bataille; j'étais tout de suite chez moi, je le remplissais de ses combattants avec leur costume propre, j'entra?nais mes auditeurs par l'enthousiasme de mes descriptions.? Quand la fortune lui fut venue avec la gloire, il s'empressa de faire d'Abbotsford une espèce de manoir féodal; il y recevait la foule de ses admirateurs, comme un seigneur des temps antiques. Ainsi se réalisait son rêve intime, et il avait alors, ou à peu près, l'illusion d'être enfin redevenu le vrai contemporain de ses héros, --qui aussi
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