mode contemporaine; il fallait avoir le sentiment profond des différences profondes de l'humanité aux diverses étapes de son développement; d'un mot, il fallait comprendre véritablement l'histoire. C'est une gloire qui fut réservée à Chateaubriand.
Il fallait de plus qu'il se f?t accompli toute une révolution et comme un déplacement total d'intérêt dans la littérature; qu'elle e?t renoncé à ses plus chères habitudes de ne vouloir conna?tre que le dedans, pour prêter quelque attention au dehors; qu'elle devint enfin un peu moins psychologique et un peu plus pittoresque. De cette révolution ou plut?t de cette évolution, Chateaubriand reste le principal ouvrier. Nul doute que, s'il en avait eu l'ambition, son magnifique génie n'e?t donné le premier modèle du nouveau genre, puisqu'il en avait créé l'atmosphère et comme la raison d'être. Il faut donc l'étudier et nous arriverons ainsi jusqu'au seuil du romantisme, notre véritable sujet.
CHAPITRE III
Le courant pittoresque.
Que le sentiment profond de l'histoire ait inspiré à Chateaubriand des pages incomparables, d'une nouveauté si originale et si forte qu'elles furent une révélation, c'est une vérité solidement établie. Nous sommes loin de Mézeray et de ses commencements timides de descriptions, et encore plus loin des récits décharnés, morts,--et inexacts,--de Velly et des autres. L'intelligence a tout pénétré, tout expliqué, tout fait revivre. Voici enfin des Barbares qui parlent et agissent comme des Barbares, qui en ont l'ame et les sentiments, comme ils osent en avoir la physionomie et le costume. Au lieu de s'occuper à des bouts-rimés, les compagnons de Pharamond entonnent le bardit; et leurs femmes, peu curieuses des subtilités sentimentales de la carte de Tendre, encouragent leurs maris au combat, aussi vaillantes et plus farouches que leurs farouches époux. Voici enfin une Grecque, Cymodocée, qui n'a pas oublié, pour je ne sais quelles plates élégances et quel jargon prétentieux, le divin langage des Muses helléniques; un prêtre d'Homère dont la parole est aussi nombreuse et pressée que celle de l'harmonieux Nestor; et en regard de cette douceur et de cette mollesse pa?ennes, le beau contraste que forment la gravité simple et l'onction de l'évêque Cyrille et du vieux Lasthénès!
Ce n'est pas à dire que Chateaubriand ait inventé la couleur locale. Car enfin, on la connaissait avant lui; et l'on en peut signaler, dans notre littérature, de curieuses et même d'assez heureuses applications. Qui le croirait? Il y a de la couleur locale dans l'_Astrée!_ On y lit fréquemment: ?Elle était dans son age tendre, n'ayant point encore passé un demi-siècle;? ce qui veut dire qu'elle avait à peu près quinze ans, le siècle gaulois n'étant que de trente ans. On peut y voir encore une requête curieuse écrite au Sénat de Massalie par Olymbre et Ursace, qui demandent la permission de se tuer, ?souvenir très historique d'une disposition particulière à la législation massaliote.?
Voilà qui n'est pas déjà si mal: il y a mieux encore. Le grand prêtre Mirzéma ne se donne jamais que comme ?indigne archichutti des sacrés tlamacazques?; et des dervis chantent à l'enterrement d'un pirate: ?Iahilac Nillala Mchemet ressullaha tungari hisberemberae.?--Cette formule épistolaire et ce langage de mamamouchi sont, à n'en pas douter, de quelque disciple intransigeant et na?f de Théophile Gautier ou de Gustave Flaubert?--La vérité est qu'on peut les lire dans le Polexandre (I, 401), tout à c?té des noms parfaitement exotiques de Culhuacan, d'Iztacpalam et de Tlacopan.
On pourrait multiplier les exemples, faire remarquer qu'il y a dans Gil Blas des pages dont on a pu dire qu'elles étaient trop espagnoles pour avoir été écrites par un fran?ais, et signaler chez l'abbé Prévost des scènes d'un exotisme digne _d'Atala_: ce n'en est pas moins avec Chateaubriand que le règne du pittoresque commence. Seul l'auteur des Martyrs a su appliquer la couleur locale avec une s?reté incomparable, avec conscience et volonté; et c'est bien lui qui l'a fait véritablement entrer dans la littérature. Les conséquences devaient en être considérables.
Jusqu'alors les écrivains n'avaient voulu peindre que l'homme, isolé des circonstances et des milieux qui peuvent modifier ses manières de penser et de sentir: Chateaubriand, au contraire, c'est des hommes qu'il prétend donner une image fidèle, avec toutes les différences que la race, le climat, le degré de civilisation ont apportées dans la constitution intime de leur intelligence et de leur coeur. Le point de vue était aussi différent que possible: les peintures ne devaient guère se ressembler.
Trois ouvrages, d'inégal mérite au point de vue qui nous occupe, furent les manifestations de cet art nouveau: les Natchez, les Martyrs et le Dernier Abencerage. Nous ne retiendrons que le plus important, les Martyrs.
Ils sont bien curieux et bien significatifs à cet égard. Tout ce qui doit établir, soutenir, prouver l'idée essentielle de l'oeuvre: que le christianisme a sur le paganisme toutes les supériorités morales, tout cela est assez faible, pour ne rien dire de plus. Ce qu'un apologiste de race, un Pascal
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