Le Roman Historique a lEpoque Romantique - Essai sur lInfluence de Walter Scott | Page 8

Louis Maigron
saisi tout d'abord d'une ��treinte vigoureuse et passionn��e, Chateaubriand, par inadvertance ou impuissance, le laisse glisser hors de ses prises. Au contraire, tout ce qui est intelligence historique, divination et r��surrection du monde antique, ses moeurs et ses costumes, ses coutumes et ses lois, les voluptueuses cit��s pa?ennes aussi bien que les myst��rieuses for��ts gauloises toutes frissonnantes d'horreur sacr��e: le prestigieux enchanteur a tout ��voqu��, tout fait revivre. C'est comme un monde nouveau qui lentement se l��ve devant les yeux ��blouis, et l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans ces tableaux, ou de leur v��rit�� profonde, ou de leur prodigieuse vari��t��. Le voil�� bien, cette fois, le cadre, si profond��ment d��daign�� jusqu'alors qu'on n'en sentait m��me pas la n��cessit��! Les personnages sont enfin _situ��s_. Le temps qui les a vus na?tre, les habitudes et les moeurs qui les ont form��s, les paysages qu'ils ont eus sous les yeux, rien n'est oubli�� de ce qui peut nous faire comprendre et surtout nous faire voir, non plus les traits d'humanit�� g��n��rale par lesquels Eudore et Cymodoc��e, Hi��rocl��s ou Lasth��n��s se ressemblent, mais, au contraire, les diff��rences particuli��res que le culte d'Hom��re et celui de J��sus ont grav��es dans l'ame des jeunes ��poux martyrs, et qui ont creus�� un ab?me entre le p��re d'Eudore et le vil ministre de Diocl��tien.
Aussi bien jamais ��crivain ne fut plus merveilleusement servi par les impuissances m��mes de son g��nie; et, �� la lettre, l'��tendue de ce talent vient ici de ses limites, comme sa force de ses faiblesses. D'une incapacit�� radicale �� se figurer d'autres ames que la sienne, essentiellement inhabile �� l'analyse psychologique qui ne s'exercerait pas sur Chaclas, Eudore ou Ren��, c'est-��-dire sur le vicomte Fran?ois de Chateaubriand en personne; d'une imagination au contraire admirablement organis��e pour voir les choses avec ?l'ivresse de les voir?, il semble avoir ��t�� cr���� ?par un d��cret nominatif de l'Eternel? pour donner �� la litt��rature fran?aise les pages qui lui manquaient encore, et pour op��rer la r��volution d'o�� l'art moderne devait sortir, cet art qu'on pourrait appeler pittoresque et ext��rieur par opposition �� l'art classique fait avant tout d'analyse et de psychologie.
Les preuves en abondent dans son oeuvre, ou, pour mieux dire, c'est son oeuvre tout enti��re qui en est la preuve. Que connaissons-nous exactement de l'ame de Cymodoc��e ou de Vell��da? Sans doute l'auteur nous expose les craintes et les troubles de leur jeune coeur, plus ignor��s et plus na?fs chez la douce fille d'Hom��re, plus imp��tueux et plus conscients chez l'inqui��tante pr��tresse de Teutat��s. Mais est-ce bien par les diff��rences de leurs sentiments que nous les distinguons, comme Hermione d'Iphig��nie ou Monime de Roxane? N'est-ce point plut?t par l'ext��rieur, par l'image ineffa?able que nous laisse leur premi��re apparition? Et comme cette premi��re apparition est d��termin��e, pr��cis��e, rendue inoubliable par toutes les circonstances qui l'accompagnent, costume ou paysage! C'est, sous le ciel harmonieux de la Gr��ce et dans une nuit aux ombres l��g��res et transparentes, Cymodoc��e �� la t��te de ses compagnes, chantant un hymne �� la Vierge Blanche; et c'est Vell��da sur le lac labour�� par l'ouragan ou sur la lande de foug��re et de mousse, au milieu des dolmens et de l'horreur myst��rieuse d'une for��t gauloise. A peine l'artiste a-t-il esquiss�� la physionomie de ses deux h��ro?nes: elles n'en sont pas moins nettes cependant, et cette nettet�� vient des harmonies douces ou violentes, temp��r��es ou grandioses, parmi lesquelles le grand peintre nous les a montr��es tout d'abord.
Puisque l'art de Chateaubriand est avant tout pittoresque et ext��rieur, son vrai triomphe sera dans la description. Ce fut la radieuse nouveaut�� des Martyrs. ?Le Colys��e formidable, les catacombes pleines d'une horreur sacr��e, la Mess��nie r��veuse et douce, ��clair��e d'une lune de Virgile, les horizons bas et plats de la Germanie, le camp romain grave et triste, la prison chr��tienne fr��missante de l'ivresse du martyre, la pl��be romaine aux clameurs sourdes poussant au pied du tribunal ses remous terribles; et le lac hant��, inqui��tant et sombre, dans la for��t druidique[5]?: que de pages pr��sentes �� toutes les m��moires, nous allions dire �� tous les yeux!
[Note 5: Faguet, _��tudes sur le XIXe si��cle_.]
Voici encore Naples et sa plage voluptueuse, et son paysage plus suave et plus frais que ?des fleurs et des fruits humides de ros��e?; J��rusalem aride, d��sol��e et triste au milieu des cypr��s, des alo��s et des nopals, et ses pauvres masures ?pareilles �� des s��pulcres blanchis?; et tout cela vu avec la nettet��, rendu avec la s?ret�� incomparable du ?ma?tre des peintres?.
S'agit-il d'animer �� la fois et les pays et les hommes qui y ont autrefois v��cu, le g��nie de Chateaubriand est plus prestigieux encore. Quel tableau que celui de la bataille du sixi��me livre des _Martyrs!_ C'est comme la description d'un t��moin oculaire qui aurait ��t�� le plus merveilleux des artistes. Tout y est
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