Le Rêve | Page 6

Emile Zola
tympan, les petites vierges des voussures semblaient être ainsi, depuis des siècles, derrière les vitres et les gemmes d'une chasse géante. Agnès, elle, laissait tra?ner un manteau de cour, filé de lumière, brodé d'étoiles. Son agneau avait une toison de diamants, sa palme était devenue couleur de ciel.
Toute la porte resplendissait, dans la pureté du grand froid.
Angélique se souvint de la nuit qu'elle avait passée là, sous la protection des vierges. Elle leva la tête et leur sourit.

II
Beaumont est fait de deux villes complètement séparées et distinctes: Beaumont-l'église, sur la hauteur, avec sa vieille cathédrale du douzième siècle, son évêché qui date seulement du dix-septième, ses mille ames à peine, serrées, étouffées au fond de ses rues étroites; et Beaumont-la-Ville, en bas du coteau, sur le bord du Ligneul, un ancien faubourg que la prospérité de ses fabriques de dentelles et de batistes a enrichi, élargi, au point qu'il compte près de dix mille habitants, des places spacieuses, une jolie sous-préfecture, de go?t moderne.
Les deux cantons, le canton nord et le canton sud, n'ont guère ainsi, entre eux, que des rapports administratifs. Bien qu'à une trentaine de lieues de Paris, où l'on va en deux heures, Beaumont-l'église semble muré encore dans ses anciens remparts, dont il ne reste pourtant que trois portes. Une population stationnaire, spéciale, y vit de l'existence que les a?eux y ont menée de père en fils, depuis cinq cents ans.
La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout.
Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas des maisons basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de pierre. On n'y habite que pour elle et par elle; les industries ne travaillent, les boutiques ne vendent que pour la nourrir, la vêtir, l'entretenir, elle et son clergé; et, si l'on rencontre quelques bourgeois, c'est qu'ils y sont les derniers fidèles des foules disparues. Elle bat au centre, chaque rue est une de ses veines, la ville n'a d'autre souffle que le sien. De là, cette ame d'un autre age, cet engourdissement religieux dans le passé, cette cité clo?trée qui l'entoure, odorante d'un vieux parfum de paix et de foi.
Et, de toute la cité mystique, la maison des Hubert, où désormais Angélique allait vivre, était la plus voisine de la cathédrale, celle qui tenait à sa chair même. L'autorisation de batir là, entre deux contreforts, avait d? être accordée par quelque curé de jadis, désireux de s'attacher l'ancêtre de cette lignée de brodeurs, comme ma?tre chasublier, fournisseur de la sacristie. Du c?té du midi, la masse colossale de l'église barrait l'étroit jardin: d'abord le pourtour des chapelles latérales dont les fenêtres donnaient sur les plates-bandes, puis le corps élancé de la nef que les arcs-boutants épaulaient, puis le vaste comble couvert de feuilles de plomb. Jamais le soleil ne pénétrait au fond de ce jardin, les lierres et les buis seuls y poussaient vigoureusement; et l'ombre éternelle y était pourtant très douce, tombée de la croupe géante de l'abside, une ombre religieuse, sépulcrale et pure, qui sentait bon. Dans le demi jour verdatre, d'une calme fra?cheur, les deux tours ne laissaient descendre que les sonneries de leurs cloches. Mais la maison entière en gardait le frisson, scellée à ces vieilles pierres, fondue en elles, vivant de leur sang. Elle tressaillait aux moindres cérémonies; les grand-messes, le grondement des orgues, la voix des chantres, jusqu'au soupir oppressé des fidèles, bourdonnaient dans chacune de ses pièces, la ber?aient d'un souffle sacré, venu de l'invisible; et, à travers le mur attiédi, parfois même semblaient fumer des vapeurs d'encens.
Angélique, pendant cinq années, grandit là, comme dans un clo?tre, loin du monde. Elle ne sortait que le dimanche, pour aller entendre la messe de sept heures, Hubertine ayant obtenu de ne pas l'envoyer à l'école, où elle craignait les mauvaises fréquentations. Cette demeure antique et si resserrée, au jardin d'une paix morte, fut son univers. Elle occupait, sous le toit, une chambre passée à la chaux; elle descendait, le matin, déjeuner à la cuisine; elle remontait à l'atelier du premier étage, pour travailler; et c'étaient avec l'escalier de pierre tournant dans sa tourelle, les seuls coins où elle véc?t, justement les coins vénérables, conservés d'age en age, car elle n'entrait jamais dans la chambre des Hubert, et ne faisait guère que traverser le salon du bas, les deux pièces rajeunies au go?t de l'époque. Dans le salon, on avait platré les solives; une corniche à palmettes, accompagnée d'une rosace centrale, ornait le plafond; le papier à grandes fleurs jaunes datait du Premier Empire, de même que la cheminée de marbre blanc et que le meuble d'acajou, un guéridon, un canapé, quatre fauteuils, recouverts de velours d'Utrecht. Les rares fois qu'elle y venait renouveler l'étalage, quelques bandes de broderies pendues devant la fenêtre, si elle jetait un coup
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