Le Rêve | Page 4

Emile Zola
collé à son corps. Quand elle eut finir elle faillit casser la tasse, qu'elle rattrapa du coude, maladroite, avec un geste d'estropiée.
--Tu es donc blessée au bras? lui demanda Hubertine. N'aie pas peur, montre un peu, ma mignonne.
Mais, comme elle la touchait, l'enfant, violente, se leva, se débattit; et, dans la lutte, elle écarta le bras. Un livret cartonné, qu'elle cachait sur sa peau même, glissa par une déchirure de son corsage. Elle voulut le reprendre, resta les deux poings tordus de colère, en voyant que ces inconnus l'ouvraient et le lisaient.
C'était un livret d'élève, délivré par l'Administration des Enfants assistés du département de la Seine. à la première page, au-dessous d'un médaillon de saint Vincent de Paul, il y avait, imprimées, les formules: nom de l'élève, et un simple trait à l'encre remplissait le blanc; puis, aux prénoms, ceux d'Angélique, Marie; aux dates, née le 22 janvier! 85!, admise le 23 du même mois, sous le numéro matricule! 634. Ainsi, père et mère inconnus, aucun papier, pas même un extrait de naissance, rien que ce livret d'une froideur administrative, avec sa couverture de toile rose pale. Personne au monde et un écrou, l'abandon numéroté et classé. --Oh! une enfant trouvée! s'écria Hubertine.
Angélique, alors, parla, dans une crise folle d'emportement.
--Je vaux mieux que tous les autres, oui! je suis meilleure, meilleure, meilleure.... Jamais je n'ai rien volé aux autres, et ils me volent tout.... Rendez-moi ce que vous m'avez volé.
Un tel orgueil impuissant, une telle passion d'être la plus forte soulevaient son corps de petite femme, que les Hubert en demeurèrent saisis. Ils ne reconnaissaient plus la gamine blonde, aux yeux couleur de violette, au long col d'une grace de lis. Les yeux étaient devenus noirs dans la face méchante, le cou sensuel s'était gonflé d'un flot de sang. Maintenant qu'elle avait chaud, elle de dressait et sifflait, ainsi qu'une couleuvre ramassée sur la neige.
--Tu es donc mauvaise? dit doucement le brodeur. C'est pour ton bien, si nous voulons savoir qui tu es.
Et, par-dessus l'épaule de sa femme, il parcourait le livret, que feuilletait celle-ci. A la page 2, se trouvait le nom de la nourrice. ?L'enfant Angélique, Marie, a été confiée le 25 janvier 1851 à la nourrice Fran?oise, femme du sieur Hamelin, profession de cultivateur, demeurant commune de Soulanges, arrondissement de Nevers; laquelle nourrice a re?u, au moment du départ, le premier mois de nourriture, plus un trousseau.? Suivait un certificat de baptême, signé par l'aum?nier de l'hospice des Enfants assistés; puis, des certificats de médecins, au départ et à l'arrivée de l'enfant. Les paiements des mois, tous les trimestres, emplissaient plus loin les colonnes de quatre pages, où revenait chaque fois la signature illisible du percepteur.
--Comment, Nevers! demanda Hubertine, c'est près de Nevers que tu as été élevée?
Angélique, rouge de ne pouvoir les empêcher de lire, était retombée dans son silence farouche. Mais la colère lui desserra les lèvres, elle parla de sa nourrice.
--Ah! bien s?r que maman Nini vous aurait battus. Elle me défendait, elle, quoique tout de même elle m'allongeat des claques..
--Ah! bien s?r que je n'étais pas si malheureuse, là-bas, avec les bêtes....
Sa voix s'étranglait, elle continuait, en phrases coupées, incohérentes, à parler des près où elle conduisait la Rousse, du grand chemin où l'on jouait, des galettes qu'on faisait cuire, d'un gros chien qui l'avait mordue.
Hubert l'interrompit, lisant tout haut:
--?En cas de maladie grave ou de mauvais traitements, le sous-inspecteur est autorisé à changer les enfants de nourrice.? Au-dessous, il y avait que l'enfant Angélique, Marie, avait été confiée, le 20 juin! 860, à Thérèse, femme de Louis Franchomme, tous les deux fleuristes, demeurant à Paris.
--Bon! je comprends, dit Hubertine. Tu as été malade, on t'a ramenée à Paris.
Mais ce n'était pas encore ?a, les Hubert ne surent toute l'histoire que lorsqu'ils l'eurent tirée d'Angélique, morceau à morceau. Louis Franchomme, qui était le cousin de maman Nini, avait d? retourner vivre un mois dans son village, afin de se remettre d'une fièvre; et c'était alors que sa femme Thérèse, se prenant d'une grande tendresse pour l'enfant, avait obtenu de l'emmener à Paris, où elle s'engageait à lui apprendre l'état de fleuriste. Trois mois plus tard, son mari mourait, elle se trouvait obligée, très souffrante elle-même, de se retirer chez son frère, le tanneur Rabier, établi à Beaumont. Elle y était morte dans les premiers jours de décembre, en confiant à sa belle-soeur la petite, qui, depuis ce temps, injuriée, battue, souffrait le martyre..
--Les Rabier, murmura Hubert, les Rabier, oui, oui! des tanneurs, au bord du Ligneul, dans la ville basse. Le mari boit, la femme a une mauvaise conduite.
--Ils me traitaient d'enfant de la borne, poursuivit Angélique, révoltée, enragée de fierté souffrante. Ils disaient que le ruisseau était assez bon pour une batarde. Quand elle m'avait rouée de coups, la femme me mettait
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 86
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.