enfui de son pays pour des raisons inconnues; un docteur en médecine; un banquier allemand, qui avait tout perdu à la roulette à Hombourg; un jeune gentilhomme de la Flandre occidentale; qui avait dépensé les derniers débris de la fortune paternelle, avant son départ pour la Californie; un officier fran?ais qui se vantait d'avoir tué son supérieur dans un duel.
A la première vue, Victor crut qu'il n'avait pas à se plaindre du sort; et, en effet, comme nos amis avaient pris une place de seconde classe, ils n'étaient pas mêlés avec les pauvres gens de la troisième classe, qui dormaient et vivaient tous ensemble dans l'entre-pont comme dans une étable.
Mais que son coeur sensible fut blessé de la conversation grossière et ignoble de ses compagnons. Pendant tout le d?ner, il n'entendit que jurons et blasphèmes, jeux de mots stupides et sorties brutales. Alors il remarqua que la voix de ses compagnons était fatiguée et rauque, que leurs yeux étaient entourés d'un cercle couleur de plomb, et même que le nez du docteur était nuancé de tons pourpres, signes d'une ripaille continuelle. Il acquit la conviction qu'il était condamné à vivre en compagnon de table et en ami avec des gens qui avaient noyé dans les boissons et perdu par une conduite déréglée toute délicatesse d'esprit Et tout sentiment de moralité.
Pendant qu'il tombait ainsi dans des réflexions peu souriantes, ses compagnons pêchaient hardiment dans le plat et dévoraient la pesante nourriture avec un appétit féroce. Le mal de mer avait creusé leurs estomacs, et ils tachaient de prendre leur revanche autant que possible. Heureusement Jean Creps, avertit son ami; sans cela Roozeman n'aurait songé à d?ner que quand il ne f?t plus resté une seule fève dans le plat. Le docteur tira une bouteille de cognac de la poche de son pardessus et la vida presque à moitié, pour se rincer la bouche, disait-il. Les autres allumèrent qui un cigare, qui une pipe, et montèrent sur le pont, où se trouvaient en ce moment la plupart des passagers. Quelques-uns s'étaient étendus sous les rayons br?lants du soleil; d'autres étaient assis sur des bancs; mais le plus grand nombre se promenait par groupes.
Roozeman, le dos appuyé contre le bastingage et le regard fixé sur les passagers, dit à son camarade:
--Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc? Nous n'entendons que des jurons et d'ignobles plaisanteries!
--Oui, répondit l'autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n'ai eu le mal de mer que quarante-huit heures; je me suis promené sur le pont et dans la cale, pour conna?tre d'un peu plus près nos compagnons de voyage. Il y a bien quelques braves gar?ons et quelques honnêtes gens parmi eux; mais la plupart sont des gaillards qui ont mérité la corde ou qui y ont réellement échappé; beaucoup d'ivrognes qui ont laissé femmes et enfants dans la misère et ont emporté leur dernier sou pour aller en Californie; des gens perdus qui faisaient honte à leurs parents par leur conduite désordonnée; des dissipateurs à bout de ressources, des joueurs ruinés, des boursiers exécutés, des banqueroutiers, et même des condamnés libérés.
--Belle compagnie! dit Victor: en soupirant. Si j'avais pu le prévoir!...
--Tu serais resté à la maison?
--Non, mais je n'aurais pas choisi le Jonas pour faire la traversée.
--Bah! nous sommes embarqués maintenant avec cette étrange bande, et nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas être si difficile, Victor. Tu pouvais bien prévoir, n'est-ce pas, que, dans notre longue traversée et là-bas dans un pays encore sauvage, tu serais exposé à voir et à entendre des choses tout autres qu'auprès de ta pieuse mère ou de la douce Lucie Morello!
--Certes, Jean, et j'accepte sans regret le sort comme il se présente. Il m'en co?tera beaucoup cependant pour m'habituer à ces gens rudes; leurs paroles et leurs manières blessent ma délicatesse et attristent mon coeur.
--Cela ne durera plus bien longtemps, dit joyeusement Creps. Le Jonas est un fin voilier.
--En effet, Jean, il marche parfaitement bien. Vois les vagues frangées d'écume sauter en avant du navire, puis se retirer coquettement de chaque c?té comme si elles voulaient se faire admirer de nous.
--Du train dont il va maintenant, nous serons bient?t en Californie. Je me figure un pays immensément grand, qui n'appartient à personne, où l'on peut aller et venir en seigneur et ma?tre dans des bois sombres, à travers des montagnes gigantesques et dans des vallées sans fond, libre et indépendant comme l'oiseau dans l'espace! Oh! que n'y suis-je déjà pour déployer mes ailes!
--Je voudrais bien savoir, dit tout à coup Victor, ce que Lucie Morello et ma mère font et pensent en ce moment.
--C'est facile à deviner: elles pensent à toi et expriment le même voeu que toi.
--Bonne mère! douce Lucie! dit le jeune homme en soupirant et avec une
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