également quelques autres canots sur le fleuve. Chacun d'eux avait un drapeau belge au gouvernail, et ceux qui le montaient envoyaient leurs adieux à la ville d'Anvers et à l'Europe, et faisaient un tel vacarme en entrant et en battant des mains, qu'ils avaient l'air de gens ivres ou fous.
En ce moment, trois personnes, un bourgeois avec ses deux fils, sortirent en hate d'une rue aboutissant au quai et se dirigèrent vers le lieu où se trouvaient les barques.
--Vois, vois, mon père, dit l'a?né des deux jeunes gens, voilà _le Jonas_ qui attend avec impatience.
--Que Dieu le protège! dit en soupirant le vieux bourgeois.
--Mais allez-vous vous attrister maintenant, mon père? dit le jeune homme en riant. Que sont deux années dans la vie d'un homme? J'en ai usé au moins six devant un stupide pupitre. Pas d'inquiétude! au contraire, soyez content et ayez confiance. Je reviendrai avec des monceaux d'or, avec des trésors, et ce sera mon orgueil d'avoir procuré à mon père et à mon frère une vie douce et paisible. Ainsi, ne soyez pas inquiet: vous n'aurez jamais de raisons de regretter ce voyage... Mais où reste donc Victor? Aurait-il mal aux jambes, maintenant que l'heure décisive est arrivée?
--Sa mère et lui ont tant de choses à se dire! murmura le vieux bourgeois.
--Vois, Jean, ils viennent là-bas, remarqua le frère. Cette pauvre Lucie Morrelo, elle marche la tête haute et para?t contente; mais la servante du capitaine m'a dit que, depuis huit jours, elle ne fait que pleurer lorsqu'elle est seule.
--Tant mieux, mon frère.
--Comment cela?
--Certainement, c'est une preuve qu'elle aime sincèrement mon ami Victor. Cela me réjouit pour lui.
Les personnes dont l'arrivée avait été annoncée par le frère de Jean se montrèrent bient?t au coin de la rue. C'était une dame déjà vieille, qui marchait en parlant à c?té d'un jeune homme et lui pressait la main avec une tendresse inquiète, pendant que lui dirigeait vers le Jonas, pavoisé comme aux jours de fête, des yeux où brillait une joyeuse excitation.
Derrière eux venait un homme avec des joues tannées et de larges favoris, qui donnait le bras à une très-jeune fille au visage charmant et délicat, et s'effor?ait de lui faire comprendre, en riant et en plaisantant, qu'un voyage en mer n'était pas plus dangereux qu'une petite excursion à Bruxelles par le chemin de fer.
--Victor, Victor, dépêche-toi! on lève déjà l'ancre là-bas! s'écria Jean, qui se tenait debout dans une barque. On nous annonce qu'il n'y a plus de temps à perdre.
Lorsque la veuve regarda, du bord de l'Escaut, le faible esquif qui allait dans quelques minutes lui enlever, pour toujours peut-être, son fils bien-aimé, les larmes tombèrent sur ses joues et elle le pressa en sanglotant dans ses bras. Ce tendre embrassement émut profondément Victor, et il s'effor?a de consoler et de tranquilliser sa mère affligée par de douces paroles, et en lui promettant plus d'aisance et de bonheur pour ses vieux jours.
Il f?t resté longtemps encore sur le coeur de sa mère, sourd à l'appel de son ami; mais le vieux capitaine, l'oncle de Lucie, l'arracha de ses bras en se moquant de cet excès d'attendrissement. Jean, de son c?té, criait plus fort que jamais que la barque ne pouvait attendre plus longtemps.
Victor prit les deux mains de la jeune Lucie dans les siennes et pénétra par un long regard jusqu'au fond de son coeur; ses yeux demandaient: ?M'attendras-tu? Ne m'oublieras-tu pas?? La demande et la réponse devaient être toutes les deux très-émouvantes, car un torrent de larmes roula sur le visage de la jeune fille, et le visage du jeune homme s'illumina d'une joie extrême.
Le marin prit Victor par le bras et l'entra?na vers la barque. Le jeune homme, ému, embrassa encore sa mère et murmura à son oreille les plus ardentes paroles d'amour.
--Eh bien, puisque Dieu l'a permis, dit-elle en sanglotant, va, mon fils; je prierai pour toi tous les jours, toutes les heures. Ne m'oublie pas! N'oublie pas ta mère!
Victor descendit dans le canot: les rames plongèrent dans le fleuve... En ce moment, on vit accourir de loin un jeune homme qui agitait ses bras au-dessus de sa tête, avec des gestes inquiets, et qui criait:
--Attendez un peu, pour l'amour de Dieu! Je suis Donat Kwik; j'ai payé mon passage; il faut que j'aille aussi au pays de l'or!
Ce jeune homme paraissait être un paysan; la longue redingote bleue qui lui pendait jusqu'aux talons, son visage rouge et bouffi, son air na?f ou bête, et surtout ses grandes mains et ses membres robustes et trapus, indiquaient qu'il avait quitté les travaux des champs pour courir également après la fortune.
Son premier pas ne fut cependant point heureux. Dans sa crainte que le canot ne part?t sans lui, il sauta avec une précipitation aveugle sur le bord du léger esquif et culbuta dans l'eau la
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