--Première gamelle! Deuxième gamelle! Troisième gamelle!
Et, quand cet arrangement fut terminé, malgré les murmures et les
plaintes, le capitaine leur fit comprendre que dorénavant le pain frais et
le peu de volailles qui restaient encore seraient réservés pour les
malades. Les passagers devraient donc se contenter de la ration de mer
journalière, savoir: de la viande salée, des pois ou des fèves, des
biscuits, une petite mesure de genièvre et un litre d'eau potable. Chaque
gamelle devait, à tour de rôle, désigner pour la semaine un de ses
membres qui irait à la cuisine chercher le dîner pour les autres.
Immédiatement après, on sonna la cloche pour la distribution des vivres.
On voyait courir de tous côtés des hommes avec des plats en fer-blanc
pleins d'une nourriture fumante... et, quelques minutes après, tous les
passagers se trouvaient réunis autour des gamelles.
C'étaient de singuliers convives que le sort avait donnés à Victor et à
son ami Jean: un procureur de la république française, qui s'était enfui
de son pays pour des raisons inconnues; un docteur en médecine; un
banquier allemand, qui avait tout perdu à la roulette à Hombourg; un
jeune gentilhomme de la Flandre occidentale; qui avait dépensé les
derniers débris de la fortune paternelle, avant son départ pour la
Californie; un officier français qui se vantait d'avoir tué son supérieur
dans un duel.
A la première vue, Victor crut qu'il n'avait pas à se plaindre du sort; et,
en effet, comme nos amis avaient pris une place de seconde classe, ils
n'étaient pas mêlés avec les pauvres gens de la troisième classe, qui
dormaient et vivaient tous ensemble dans l'entre-pont comme dans une
étable.
Mais que son coeur sensible fut blessé de la conversation grossière et
ignoble de ses compagnons. Pendant tout le dîner, il n'entendit que
jurons et blasphèmes, jeux de mots stupides et sorties brutales. Alors il
remarqua que la voix de ses compagnons était fatiguée et rauque, que
leurs yeux étaient entourés d'un cercle couleur de plomb, et même que
le nez du docteur était nuancé de tons pourpres, signes d'une ripaille
continuelle. Il acquit la conviction qu'il était condamné à vivre en
compagnon de table et en ami avec des gens qui avaient noyé dans les
boissons et perdu par une conduite déréglée toute délicatesse d'esprit Et
tout sentiment de moralité.
Pendant qu'il tombait ainsi dans des réflexions peu souriantes, ses
compagnons pêchaient hardiment dans le plat et dévoraient la pesante
nourriture avec un appétit féroce. Le mal de mer avait creusé leurs
estomacs, et ils tâchaient de prendre leur revanche autant que possible.
Heureusement Jean Creps, avertit son ami; sans cela Roozeman n'aurait
songé à dîner que quand il ne fût plus resté une seule fève dans le plat.
Le docteur tira une bouteille de cognac de la poche de son pardessus et
la vida presque à moitié, pour se rincer la bouche, disait-il. Les autres
allumèrent qui un cigare, qui une pipe, et montèrent sur le pont, où se
trouvaient en ce moment la plupart des passagers. Quelques-uns
s'étaient étendus sous les rayons brûlants du soleil; d'autres étaient assis
sur des bancs; mais le plus grand nombre se promenait par groupes.
Roozeman, le dos appuyé contre le bastingage et le regard fixé sur les
passagers, dit à son camarade:
--Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc? Nous
n'entendons que des jurons et d'ignobles plaisanteries!
--Oui, répondit l'autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n'ai eu
le mal de mer que quarante-huit heures; je me suis promené sur le pont
et dans la cale, pour connaître d'un peu plus près nos compagnons de
voyage. Il y a bien quelques braves garçons et quelques honnêtes gens
parmi eux; mais la plupart sont des gaillards qui ont mérité la corde ou
qui y ont réellement échappé; beaucoup d'ivrognes qui ont laissé
femmes et enfants dans la misère et ont emporté leur dernier sou pour
aller en Californie; des gens perdus qui faisaient honte à leurs parents
par leur conduite désordonnée; des dissipateurs à bout de ressources,
des joueurs ruinés, des boursiers exécutés, des banqueroutiers, et même
des condamnés libérés.
--Belle compagnie! dit Victor: en soupirant. Si j'avais pu le prévoir!...
--Tu serais resté à la maison?
--Non, mais je n'aurais pas choisi le Jonas pour faire la traversée.
--Bah! nous sommes embarqués maintenant avec cette étrange bande,
et nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas
être si difficile, Victor. Tu pouvais bien prévoir, n'est-ce pas, que, dans
notre longue traversée et là-bas dans un pays encore sauvage, tu serais
exposé à voir et à entendre des choses tout autres qu'auprès de ta pieuse
mère ou de la douce Lucie Morello!
--Certes, Jean, et j'accepte sans regret le sort comme il se présente. Il
m'en coûtera
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