parole avec
vous. Il faut toujours que je cause avec moi-même, et je ne suis pas
assez éloquent pour y trouver du plaisir... Oh! mon Dieu, ma tête, ma
tête brûle!
Les deux amis lui dirent encore quelques paroles encourageantes, et
continuèrent leur promenade.
Pendant ce temps, le Jonas, poussé par un vent frais, descendait
majestueusement l'Escaut.
L'essaim des passagers étaient encore plus agité que la veille. On avait
dîné pour la première fois sur le navire, un dîner abondant et
appétissant: du rosbif et des légumes frais pour tous, et même quelques
poulets rôtis pour les délicats des deux premières classes. Là-dessus, les
passagers avaient pris leur ration de vin ou de liqueurs fortes, et, sous
l'influence de cette légère émotion qui, chez quelques-uns, dégénérait
en une ivresse complète, les esprits étaient montés à un degré
d'excitation extraordinaire.
Le pilote essaya enfin de faire régner un peu d'ordre sur le pont; mais
on reçut ses avis et ses ordres en se moquant de lui, en riant et en
dansant. Il alla, tout courroucé, du côté du gouvernail, où le capitaine
contemplait avec un sourire l'animation des passagers en gaieté. Il
répondit à la plainte du pilote:
--Laisse-les faire, Corneille. Vois-tu là-bas ces nuages monter sur la
mer? Le vent s'élèvera, et aussitôt que le Jonas commencera à danser,
ce sera fini de tout ce vacarme.
En ce moment, Donat Kwik accourut, pâle et défait, vers Jean et Victor,
qui contemplaient en causant le large fleuve. Le paysan se laissa
tomber à genoux devant eux, et éleva les mains d'un air suppliant.
--Pour l'amour de Dieu! dit-il, ayez compassion d'un pauvre Flamand!
Je vais mourir, je suis empoisonné...
Le sensible Victor, croyant à la possibilité d'un malheur, releva Donat
Kwik, le prit dans ses bras et lui demanda avec intérêt ce qui lui était
arrivé.
--Ah! mon bon monsieur Roozeman, ah! Monsieur Creps, je n'étais pas
bien, vous savez de quoi, gémit le paysan. Ils ne me comprennent pas
en bas; ils se moquent de moi et rient de ma souffrance. Il y a quelqu'un
qui est allé chercher le médecin, et il est venu un homme avec un gros
nez rouge. Il m'a versé dans le corps un demi-litre de cette exécrable
eau salée, et une poudre rouge, du poivre d'Espagne, je connais cela, ça
sert à faire trotter les ânes. Ah! mon Dieu! mon Dieu! je suis
empoisonné, soyez-en sûrs, mon âme va quitter mon corps. A l'aide! à
l'aide!
--Bah! ne voyez-vous pas, messieurs, que cet imbécile a le mal de mer?
dit un Allemand en passant.
Cette remarque amena un sourire sur les lèvres des deux amis, et ils se
disposaient à convaincre Donat que son indisposition se passerait
d'elle-même; mais le pauvre garçon sentit une terrible crampe
d'estomac, porta ses deux mains à sa poitrine et s'enfuit dans
l'entre-pont pour se cacher.
Comme le Capitaine l'avait prédit, le ciel se couvrait peu à peu de petits
nuages, et le vent, quoique déjà favorable, gagna en force. L'eau
commença à s'élever et le Jonas dansa gracieusement sur les vagues qui
accouraient à sa rencontre de la pleine mer.
Le capitaine marcha vers le pilote et lui dit:
--La fin de cette folle kermesse est arrivée, Corneille; qu'on prépare des
seaux et des cuves. Il y en a déjà une vingtaine là-bas couchés avec la
tête au-dessus de la mer. Vite! sinon ils vont faire là-dessous un affreux
gâchis.
En effet, la joie et les chansons s'éteignirent en peu de temps. Bientôt,
plus de la moitié des passagers furent pris de violentes douleurs
d'entrailles et de crampes d'estomac; ils étaient pâles comme des
cadavres, et, pendant les moments de répit que leur laissaient leurs
souffrances, ils interrogeaient l'espace d'un regard égaré et stupide,
comme pour lui demander l'explication de ce mal mystérieux qui avait
refroidi si soudainement leur enthousiasme et soufflé sur leur joie.
L'Océan, dont le nébuleux horizon leur apparaissait au loin, leur avait
envoyé son messager ordinaire, le mal de mer, pour leur souhaiter la
bienvenue sur la plaine liquide.
Victor en avait été atteint un des premiers; il était silencieusement
courbé au-dessus du bord du navire, et quand ses souffrances
diminuaient, il s'efforçait quelquefois de répondre par un sourire aux
consolations de Jean; celui-ci, qui était encore en bonne santé, prit enfin
son ami par le bras pour le conduire dans sa cabine et l'aider à se mettre
au lit. Pendant qu'ils descendaient, Victor lui dit:
--Ce n'est rien, Jean, je sais bien que cela se passera; mais cependant tu
ne peux imaginer comme ce mal étonnant abat et torture l'homme. Je
comprends que tu ries, j'ai ri aussi du pauvre Donat, mais c'est...
Une nouvelle crampe étouffa la parole sur ses lèvres. Jean allait de
nouveau répondre à ses plaintes par des railleries; mais il
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