Le Pèlerin du Silence | Page 3

Remy de Gourmont
femme. Za?l, désormais, les laissa s'amuser entre elles et corrompre à leur aise un jeune et divin petit eunuque qu'il leur avait choisi comme joujou.
Dans un café, au milieu des fumeurs d'asium, des joueurs d'échecs, des dormeurs, un mollah prêchait, ensuite faisait la quête. Tout à coup, se dressant de même qu'en songe, un derviche lan?ait, d'une puissante voix de hurleur, un aphorisme sur la vanité du monde, retombait dans ses prières. Le po?te conteur, qui commen?ait l'histoire de Mou?a chez les Pharaons, fut interrompu par une troupe de danseuses. Elles roulaient des ventres nus, au nombril peint d'une fleur obscène, et, quand les jupes glissaient sur les cuisses, leur sexe épilé faisait songer à de grandes fillettes impubères et lascives. Calmées, quelques-unes et quelques turbans disparurent vers le fond du café; mais la luxure allait aux jeunes Circassiens qui apportaient les narghilés et les tasses avec de languides allures: à chaque instant le service s'interrompait, toute cette jeunesse étant en proie, dans les salons secrets, à de lucratives émotions.
Za?l, qui voyageait pour s'instruire, ne résista pas à la curiosité de sa race, mais ces jeunes complaisants joignaient la rapacité de la gueuse à la niaiserie de l'enfance: c'était des joies vraiment désolantes, vraiment trop évocatrices du désert, où, pérégrins maudits, nos désirs fant?mes ne joignent que des spectres. Il eut d'autres désillusions, il les eut toutes, car il acheta tout: il fut cazy, il fut moca?b, il fut vakanevis, il fut daroga, il fut vizir, il fut chef des Portes-flambeaux ?par l'ordre exalté et inexprimable du Très-Haut et Très-Saint Seigneur, vicaire de Dieu.?
Huit jours après, reprenant son état de philosophe libre et obscur, il écrivait à Yezid:
?La vie ne contient rien. Le silence même est inutile. Relève-moi de non voeu. Je veux pouvoir dire aux hommes que je les méprise.?
?à quoi bon! répondra Yezid. Ils le savent, mais tout leur est indifférent, hormis la jouissance.?
Il n'envoya aucun messager vers Tauris.
Le ciel du soir s'alanguissait, là-bas, de fumées amarantes. Za?l traversa les faubourgs: de rouges ziégaris sommeillaient adossés au mur d'un corps de garde, et la pointe bleue de leurs bonnets s'inclinait, semblait saluer les passants. Partout, rasant le sol, comme un flot, couvrant les toits d'une neige imprévue, dressant en l'air des trombes croulantes d'ailes immaculées, des pigeons blancs: quelques têtes huppées animaient un instant les trous multiples des lourds colombaires.
Au-delà des Portes du couchant, la nuit éploya ses noires tarlatanes étoilées d'argent pale: Za?l marchait toujours. Il était bien réellement, à cette heure, le Pèlerin du silence: aucun grelot ne sonnait dans son crane, nul verbe ne luisait dans les limbes de sa pensée, et il allait, go?tant la fra?cheur du soir et la douceur des négations définitives.
Za?l marchait toujours, et la nuit éployait ses noires tarlatanes lamées d'argent lunaire. D'un bois de saules, une chanson monta:
Celle qui tient mon coeur m'a dit languissamment: ?Pourquoi donc es-tu triste et pale, ? mon Charmant?? M'a dit languissamment celle qui tient mon coeur.
Celle qui tient mon coeur m'a dit moqueusement: ?Quel miel d'amour a donc englué mon Charmant?? M'a dit moqueusement celle qui tient mon coeur.
Moi, j'ai pris un miroir et j'ai dit à la Belle: ?Regarde en ce miroir, regarde, ? ma cruelle!? Et j'ai dit à la Belle, en brisant le miroir:
?Comme une perle d'ambre attire un brin de paille, la langueur de ton teint m'appelle, je défaille, Je suis le brin de paille et toi la perle d'ambre.
Apportez-moi des fleurs fleurantes et des cinnames Pour ranimer le coeur de mon Roi qui se pame, Des cinnames pour son ame et des fleurs pour son coeur!?
Za?l entra dans le bois de saules. Penchée vers la fontaine, une jeune fille emplissait des outres et elle était charmante, bras nus, cheveux roulés et son voile envolé.
Avec de grands yeux calmes, elle regarda l'inconnu: Za?l s'approcha, et, s'agenouillant toujours muet, leva vers son menton un pli de sa robe.
?Si tu es le roi, dit la jeune fille, retourne en ton palais; si tu es l'ange visiteur, remonte au ciel; mais si tu es un voyageur, ferme les yeux, car je suis dévoilée.?
L'outre qu'elle plongeait dans la fontaine lui glissa des mains, et ses na?ves lèvres se laissèrent couvrir par les lèvres de Za?l. Elle ne parla plus, et, dans l'adorable silence des vallées endormies, Za?l, pour la première fois, buvait un peu d'ame.
Maintenant, blottie aux flancs de l'Homme dont elle serrait les genoux de ses bras adorants, la Femme redisait passionnément le chant de la Vierge:
?Apportez-moi des fleurs fleurantes et des cinnames, Pour ranimer le coeur de mon Roi qui se pame, Des cinnames pour son ame et des fleurs pour son coeur!?
Za?l songeait à des paroles de son ma?tre: ?Si tu trouves le Désintéressement et qu'il ait des vêtements d'homme, prosterne-toi le front dans la poussière. S'il a des vêtements
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