pourquoi ils ont ce talent, c'est comme cela, c'est le ciel qui l'a voulu.
On peut chercher à leur dérober leur secret; peine inutile, le travail, qui
mène à tout, ne mène pas à la science du théâtre. Et la critique
moutonnière accrédite cette belle croyance-là, fait ce joli métier de
décourager les travailleurs.
Voyons, il faudrait s'entendre. Dans tous les arts, le don est nécessaire.
Le peintre qui n'est pas doué, ne fera jamais que des tableaux très
médiocres; de même le sculpteur, de même le musicien. Parmi la
grande famille des écrivains, il naît des philosophes, des historiens, des
critiques, des poètes, des romanciers; je veux dire des hommes que
leurs aptitudes personnelles poussent plutôt vers la philosophie,
l'histoire, la critique, la poésie, le roman. Il y a là une vocation, comme
dans les métiers manuels. Au théâtre aussi il faut le don, mais il ne le
faut pas davantage que dans le roman, par exemple. Remarquez que la
critique, toujours inconséquente, n'exige pas le don chez le romancier.
Le commissionnaire du coin ferait un roman, que cela n'étonnerait
personne; il serait dans son droit. Mais, lorsque Balzac se risquait à
écrire une pièce, c'était un soulèvement général; il n'avait pas le droit de
faire du théâtre, et la critique le traitait en véritable malfaiteur.
Avant d'expliquer cette stupéfiante situation faite aux auteurs
dramatiques, je veux poser deux points avec netteté. La théorie du don
du théâtre entraînerait deux conséquences: d'abord, il y aurait un absolu
dans l'art dramatique; ensuite, quiconque serait doué deviendrait à peu
près infaillible.
Le théâtre! voilà l'argument de la critique. Le théâtre est ceci, le théâtre
est cela. Eh! bon Dieu! je ne cesserai de le répéter, je vois bien des
théâtres, je ne vois pas le théâtre. Il n'y a pas d'absolu, jamais! dans
aucun art! S'il y a un théâtre, c'est qu'une mode l'a créé hier et qu'une
mode l'emportera demain. On met en avant la théorie que le théâtre est
une synthèse, que le parfait auteur dramatique doit dire en un mot ce
que le romancier dit en une page. Soit! notre formule dramatique
actuelle donne raison à celle théorie. Mais que fera-t-on alors de la
formule dramatique du dix-septième siècle, de la tragédie, ce
développement purement oratoire? Est-ce que les discours
interminables que l'on trouve dans Racine et dans Corneille sont de la
synthèse? Est-ce que surtout le fameux récit de Théramène est de la
synthèse? On prétend qu'il ne faut pas de description au théâtre; en
voilà pourtant une, et d'une belle longueur, et dans un de nos
chefs-d'oeuvre.
Où est donc le théâtre? Je demande à le voir, à savoir comment il est
fait et quelle figure il a. Vous imaginez-vous nos tragiques et nos
comiques d'il y a deux siècles en face de nos drames et de nos comédies
d'aujourd'hui? Ils n'y comprendraient absolument rien. Cette fièvre
cabriolante, cette synthèse qui sautille en petites phrases nerveuses, tout
cet art bâché et poussif leur semblerait de la folie pure. De même que si
un de nos auteurs s'avisait de reprendre l'ancienne formule, on le
plaisanterait comme un homme qui monterait en coucou pour aller à
Versailles. Chaque génération a son théâtre, voilà la vérité. J'aurais la
partie trop belle, si je comparais maintenant les théâtres étrangers avec
le nôtre. Admettez que Shakespeare donne aujourd'hui ses
chefs-d'oeuvre à la Comédie-Française; il serait sifflé de la belle façon.
Le théâtre russe est impossible chez nous, parce qu'il a trop de saveur
originale. Jamais nous n'avons pu acclimater Schiller. Les Espagnols,
les Italiens ont également leurs formules. Il n'y a que nous qui, depuis
un demi-siècle, nous soyons mis à fabriquer des pièces d'exportation,
qui peuvent être jouées partout, parce qu'elles n'ont justement pas
d'accent et qu'elles ne sont que de jolies mécaniques bien construites.
Du moment où l'absolu n'existe pas dans un art, le don prend un
caractère plus large et plus souple. Mais ce n'est pas tout: l'expérience
de chaque jour nous prouve que les auteurs qui ont ce fameux don, n'en
produisent pas moins, de temps à autre, des pièces très mal faites et qui
tombent. Il paraît que le don sommeille par instants. Il est inutile de
citer des exemples. Tout d'un coup, l'auteur le plus adroit, le plus
vigoureux, le plus respecté du public, accouche d'une oeuvre non
seulement médiocre, mais qui ne se lient même pas debout. Voilà le
dieu par terre. Et si l'on fréquente le monde des coulisses, c'est bien
autre chose. Interrogez un directeur, un comédien, un auteur
dramatique: ils vous répondront qu'ils n'entendent rien du tout au
théâtre. On siffle les scènes sur lesquelles ils comptaient, on applaudit
celles qu'ils voulaient couper la veille de la première représentation.
Toujours, ils marchent dans l'inconnu, au petit bonheur. Leur vie est
faite de hasards.
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