Le Naturalisme au Thèatre | Page 7

Emile Zola
pour eux, est dans le
passé et dans l'abstraction, dans l'idéalisation des faits et des
personnages. Dès qu'on les met en face de la vie quotidienne, dès qu'ils
ont devant eux le peuple qui emplit nos rues, ils battent des paupières,
ils balbutient, effarés, ne voyant plus clair, trouvant tout très laid et
indigne de l'art. A les entendre, il faut que les sujets entrent dans les
mensonges de la légende, il faut que les hommes se pétrifient et
tournent à l'état de statue, pour que l'artiste puisse enfin les accepter et
les accommoder à sa guise.
Or, c'est à ce moment que les naturalistes arrivent et disent très
carrément que la poésie est partout, en tout, plus encore dans le présent
et le réel que dans le passé et l'abstraction. Chaque fait, à chaque heure,
a son côté poétique et superbe. Nous coudoyons des héros autrement
grands et puissants que les marionnettes des faiseurs d'épopée. Pas un
dramaturge, dans ce siècle, n'a mis debout des figures aussi hautes que
le baron Hulot, le vieux Grandet, César Birotteau, et tous les autres
personnages de Balzac, si individuels et si vivants. Auprès de ces
créations géantes et vraies, les héros grecs ou romains grelottent, les

héros du moyen âge tombent sur le nez comme des soldats de plomb.
Certes, à cette heure, devant les oeuvres supérieures produites par
l'école naturaliste, des oeuvres de haut vol, toutes vibrantes de vie, il est
ridicule et faux de parquer la poésie dans je ne sais quel temple
d'antiquailles, parmi les toiles d'araignée. La poésie coule à plein bord
dans tout ce qui existe, d'autant plus large qu'elle est plus vivante. Et
j'entends donner à ce mot de poésie toute sa valeur, ne pas en enfermer
le sens entre la cadence de deux rimes, ni au fond d'une chapelle étroite
de rêveurs, lui restituer son vrai sens humain, qui est de signifier
l'agrandissement et l'épanouissement de toutes les vérités.
Prenez donc le milieu contemporain, et tâchez d'y faire vivre des
hommes: vous écrirez de belles oeuvres. Sans doute, il faut un effort, il
faut dégager du pêle-mêle de la vie la formule simple du naturalisme.
Là est la difficulté, faire grand avec des sujets et des personnages que
nos yeux, accoutumés au spectacle de chaque jour, ont fini par voir
petits. Il est plus commode, je le sais, de présenter une marionnette au
public, d'appeler la marionnette Charlemagne et de la gonfler à un tel
point de tirades, que le public s'imagine avoir vu un colosse; cela est
plus commode que de prendre un bourgeois de notre époque, un
homme grotesque et mal mis et d'en tirer une poésie sublime, d'en faire,
par exemple, le père Goriot, le père qui donne ses entrailles à ses filles,
une figure si énorme de vérité et d'amour, qu'aucune littérature ne peut
en offrir une pareille.
Rien n'est aisé comme de travailler sur des patrons, avec des formules
connues; et les héros, dans le goût classique ou romantique, coûtent si
peu de besogne, qu'on les fabrique à la douzaine. C'est un article
courant dont notre littérature est encombrée. Au contraire, l'effort
devient très dur, lorsqu'on veut un héros réel, savamment analysé,
debout et agissant. Voilà sans doute pourquoi le naturalisme terrifie les
auteurs habitués à pêcher des grands hommes dans l'eau trouble de
l'histoire. Il leur faudrait fouiller l'humanité trop profondément,
apprendre la vie, aller droit à la grandeur réelle et la mettre en oeuvre
d'une main puissante. Et qu'on ne nie pas cette poésie vraie de
l'humanité; elle a été dégagée dans le roman, elle peut l'être au théâtre;
il n'y a là qu'une adaptation à trouver.
Je suis tourmenté par une comparaison qui me poursuit et dont je me
débarrasserai ici. On vient de jouer pendant de longs mois, à l'Odéon,

_les Danicheff_, une pièce dont l'action se passe en Russie; elle a eu
chez nous un très vif succès, seulement elle est si mensongère, paraît-il,
si pleine de grossières invraisemblances, que l'auteur, qui est Russe, n'a
pas même osé la faire représenter dans son pays. Que pensez-vous de
cette oeuvre qu'on applaudit à Paris et qui serait sifflée à
Saint-Pétersbourg? Eh bien! imaginez un instant que les Romains
puissent ressusciter et qu'on représente devant eux Rome vaincue.
Entendez-vous leurs éclats de rire? croyez-vous que la pièce irait
jusqu'au bout? Elle leur semblerait un véritable carnaval, elle
sombrerait sous un immense ridicule. Et il en est ainsi de toutes les
pièces historiques, aucune ne pourrait être jouée devant les sociétés
qu'elles ont la prétention de peindre. Étrange théâtre, alors, qui n'est
possible que chez des étrangers, qui est basé sur la disparition des
générations dont il s'occupe, qui vit d'erreurs au point d'être seulement
bon pour des ignorants!
L'avenir est au naturalisme. On trouvera la formule, on arrivera à
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