Le Naturalisme au Thèatre | Page 3

Emile Zola
Jamais ces gens-là n'ont existé. Les héros romantiques ne sont que les héros tragiques, piqués un mardi gras par la tarentule du carnaval, affublés de faux nez et dansant le cancan dramatique après boire. A une rhétorique lymphatique, le mouvement de 1830 a substitué une rhétorique nerveuse et sanguine, voilà tout.
Sans croire au progrès dans l'art, on peut dire que l'art est continuellement en mouvement, au milieu des civilisations, et que les phases de l'esprit humain se reflètent en lui. Le génie se manifeste dans toutes les formules, même dans les plus primitives et les plus na?ves; seulement, les formules se transforment et suivent l'élargissement des civilisations, cela est incontestable. Si Eschyle a été grand, Shakespeare et Molière se sont montrés également grands, tous les trois dans des civilisations et des formules différentes. Je veux déclarer par là que je mets à part le génie créateur qui sait toujours se contenter de la formule de son époque. Il n'y a pas progrès dans la création humaine, mais il y a une succession logique de formules, de fa?ons de penser et d'exprimer. C'est ainsi que l'art marche avec l'humanité, en est le langage même, va où elle va, tend comme elle à la lumière et à la vérité, sans pour cela que l'effort du créateur puisse être jugé plus ou moins grand, soit qu'il se produise au début soit qu'il se produise à la fin d'une littérature.
D'après cette fa?on de voir, il est certain que, si l'on part de la tragédie, le drame romantique est un premier pas vers le drame naturaliste auquel nous marchons. Le drame romantique a déblayé le terrain, proclamé la liberté de l'art. Son amour de l'action, son mélange du rire et des larmes, sa recherche du costume et du décor exacts, indiquent le mouvement en avant vers la vie réelle. Dans toute révolution contre un régime séculaire, n'est-ce pas ainsi que les choses se passent? On commence par casser les vitres, on chante et on crie, on démolit à coups de marteau les armoiries du dernier règne. Il y a une première exubérance, une griserie des horizons nouveaux vaguement entrevus, des excès de toutes sortes qui dépassent le but et qui tombent dans l'arbitraire du système abhorré dont on vient de combattre les abus. Au milieu de la bataille, les vérités du lendemain disparaissent. Et il faut que tout soit calmé, que la fièvre ait disparu, pour qu'on regrette les vitres cassées et pour qu'on s'aper?oive de la besogne mauvaise, des lois trop hativement baclées, qui valent à peine les lois contre lesquelles on s'est révolté. Eh bien, toute l'histoire du drame romantique est là. Il a pu être la formule nécessaire d'un moment, il a pu avoir l'intuition de la vérité, il a pu être le cadre à jamais illustre dont un grand poète s'est servi pour réaliser des chefs-d'oeuvre; à l'heure actuelle, il n'en est pas moins une formule ridicule et démodée, dont la rhétorique nous choque. Nous nous demandons pourquoi enfoncer ainsi les fenêtres, tra?ner des rapières, rugir continuellement, être d'une gamme trop haut dans les sentiments et les mots; et cela nous glace, cela nous ennuie et nous fache. Notre condamnation de la formule romantique se résume dans cette parole sévère: pour détruire une rhétorique, il ne fallait pas en inventer une autre.
Aujourd'hui donc, tragédie et drame romantique sont également vieux et usés. Et cela n'est guère en l'honneur du drame, il faut le dire, car en moins d'un demi-siècle il est tombé dans le même état de vétusté que la tragédie, qui a mis deux siècles à vieillir. Le voilà par terre à son tour, culbuté par la passion même qu'il a montrée dans la lutte. Plus rien n'existe. Il est simplement permis de deviner ce qui va se produire. Logiquement, sur le terrain libre conquis en 1830, il ne peut pousser qu'une formule naturaliste.

II
Il semble impossible que le mouvement d'enquête et d'analyse, qui est le mouvement même du dix-neuvième siècle, ait révolutionné toutes les sciences et tous les arts, en laissant à part et comme isolé l'art dramatique. Les sciences naturelles datent de la fin du siècle dernier; la chimie, la physique n'ont pas cent ans; l'histoire et la critique ont été renouvelées, créées en quelque sorte après la Révolution; tout un monde est sorti de terre, on en est revenu à l'étude des documents, à l'expérience, comprenant que pour fonder à nouveau, il fallait reprendre les choses au commencement, conna?tre l'homme et la nature, constater ce qui est. De là, la grande école naturaliste, qui s'est propagée sourdement, fatalement, cheminant souvent dans l'ombre, mais avan?ant quand même, pour triompher enfin au grand jour. Faire l'histoire de ce mouvement, avec les malentendus qui ont pu para?tre l'arrêter, les causes multiples qui l'ont précipité ou ralenti, ce serait faire l'histoire du
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