Le Négrier, Vol. I | Page 2

Édouard Corbière
d'une lame effroyable, que ma mère accoucha de nous deux, après sept mois de grossesse.
En débarquant à Brest, notre destination, mon père n'eut rien de plus pressé que de faire baptiser ce qu'il appelait ga?ment le double péché de sa vieillesse. Il voulut nous tenir, malgré les observations du curé de Saint-Louis, sur les fonts baptismaux, enveloppés du pavillon de poupe de sa frégate; et par un hasard, qui fut accepté alors comme le plus heureux présage, en me débattant pendant la cérémonie, je passai ma petite tête dans un trou de boulet que le pavillon qui nous servait de langes avait re?u dans un combat mémorable. Les témoins de ce prodige en conclurent que je ne pourrais faire autrement que de devenir dans peu une des gloires de la marine fran?aise. Les vieux marins sont superstitieux; mais leur crédulité n'a jamais rien que ne puisse avouer leur courage ou leur fierté.
A neuf ans, je savais nager et je ne savais pas lire. A douze ans, j'étais déjà aussi mauvais petit sujet qu'on peut l'être à cet age. Mon frère remportait tous les prix de ses classes. Il faisait les délices de ses professeurs. J'en faisais le tourment. Quand on l'attaquait, je me battais pour lui: quand j'étais puni, il faisait mes pensums. Je l'aimais à ma manière, avec impétuosité et brusquerie. Il me chérissait de son c?té; mais son amitié, douce et caressante, avait quelquefois pour moi l'air du reproche. J'étais l'idole de mon père, qui retrouvait en moi tous les défauts de sa jeunesse. Ma mère ne pouvait vivre qu'auprès d'Auguste: c'était le nom de mon frère. Mon père avait voulu qu'on m'appelat, comme lui, Léonard. C'était à son avis un nom sonore, qui avait quelque chose de marin et de martial[1].
[Note 1: Je cache ici, sous cette appellation, le vrai nom du narrateur, pour remplir l'intention qu'il m'exprima en me confiant son Journal de mer.]
Chaque semaine nos parens nous donnaient quelques sous, que nous employions selon nos go?ts différens. Auguste achetait des livres avec ses petites épargnes. Moi, je me glissais dans les bateaux de passage du port, pour acheter, des bateliers, le plaisir de manier un aviron ou de brandir fièrement une gaffe. Souvent je parvenais à démarrer furtivement du rivage un canot sur lequel je me confiais seul aux flots que je voulais apprendre à ma?triser. Assis derrière une mauvaise embarcation, la barre sous le bras, bordant une misaine en lambeaux, je rangeais les vaisseaux de ligne mouillés sur rade, en fumant de mon mieux un cigarre détestable qui me soulevait le coeur. C'est dans ces momens que, m'abandonnant à la destinée que je me croyais promise, je rêvais avec ivresse et au bruit des vagues qui me ber?aient, le jour où je pourrais affronter des tempêtes, les dompter ou périr au milieu d'elles.
Ces petites luttes, que mon inexpérience livrait aux lames et aux vents de la rade de Brest, sont les seuls amusemens de mon enfance que je me sois toujours rappelés avec plaisir. Mes illusions n'avaient qu'un objet: ma mémoire n'a guère conservé délicieusement qu'un souvenir.
Les jeunes gens de Brest, comme tous ceux des ports de guerre, n'ont à choisir à peu près qu'entre trois carrières qui toutes conduisent au même but: servir sur mer, en qualité de chirurgien, d'aspirant ou de commis de marine. Il semble que, sur ces boulevards maritimes de la France, les hommes ne naissent aussi près de l'Océan, que pour être plus t?t prêts à en braver les dangers. Le temps était venu où il fallait que nos parens, privés de fortune, songeassent à nous donner une profession.
Les marins jurent sans cesse leurs grands Dieux, qu'ils aimeraient mieux étouffer leurs enfans au berceau que de leur laisser prendre le métier auquel ils ont quelquefois eux-mêmes consacré si inutilement leur vie; et tous finissent par pleurer de joie quand leurs fils embrassent la carrière dans laquelle ils ont laissé un souvenir. Mon père ne se dissimulait pas les inconvéniens d'une profession dont il n'avait retiré que des blessures, le scorbut, la fièvre jaune et une modique retraite; mais un jeune homme ne lui paraissait venu au monde que pour servir la patrie. Il appelait ne rien faire, n'être pas militaire ou marin; mais avoir essayé trois ou quatre combats, quelques naufrages; mais avoir oublié un bras, une jambe sur un champ de bataille, c'était, à son avis, s'être acquitté de sa mission d'homme. Avec de telles idées, il n'était pas difficile de prévoir le métier qu'il serait bien aise de nous voir choisir.
La petite maison que nous habitions à Brest était placée sur le cours d'Ajot, et de chacune de ses croisées on pouvait découvrir la rade dans toute sa majesté. Un jour que les vaisseaux faisaient l'exercice à feu, mon père nous appela près de lui, et, ouvrant
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 34
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.