Le Lutrin | Page 8

Boileau
la plume enchanteresse.?Pour les en arracher Girot s'inquiétant?Va crier qu'au chapitre un repas les attend.?Ce mot, dans tous les coeurs répand la vigilance.?Tout s'ébranle, tout sort, tout marche en diligence.?Ils courent au chapitre, et chacun se pressant?Flatte d'un doux espoir son appétit naissant.?Mais, ? d'un déjeuner vaine et frivole attente !?A peine ils sont assis, que, d'une voix dolente,?Le chantre désolé, lamentant son malheur,?Fait mourir l'appétit et na?tre la douleur.?Le seul chanoine Evrard, d'abstinence incapable,?Ose encor proposer qu'on apporte la table.?Mais il a beau presser, aucun ne lui répond :?Quand le premier rompant ce silence profond,?Alain tousse et se lève ; Alain, ce savant homme,?Qui de Bauny vingt fois a lu toute la somme,?Qui possède Abéli, qui sait tout Raconis,?Et même entend, dit-on, le latin d'A-Kempis.
N'en doutez point, leur dit ce savant canoniste,?Ce coup part, j'en suis s?r, d'une main janséniste.?Mes yeux en sont témoins : j'ai vu moi-même hier?Entrer chez le prélat le chapelain Garnier.?Arnaud, cet hérétique ardent à nous détruire,?Par ce ministre adroit tente de le séduire :?Sans doute il aura lu dans son saint Augustin?Qu'autrefois saint Louis érigea ce lutrin ;?Il va nous inonder des torrents de sa plume.?Il faut, pour lui répondre, ouvrir plus d'un volume.?Consultons sur ce point quelque auteur signalé ;?Voyons si des lutrins Bauny n'a point parlé?Etudions enfin, il en est temps encor ;?Et, pour ce grand projet, tant?t dès que l'aurore?Rallumera le jour dans l'onde enseveli,?Que chacun prenne en main le moelleux Abéli.
Ce conseil imprévu de nouveau les étonne :?Surtout le gras Evrard d'épouvante en frissonne.?Moi, dit-il, qu'à mon age, écolier tout nouveau,?J'aille pour un lutrin me troubler le cerveau !?O le plaisant conseil ! Non, non, songeons à vivre :?Va maigrir, si tu veux, et sécher sur un livre.?Pour moi, je lis la bible autant que l'alcoran :?Je sais ce qu'un fermier nous doit rendre par an ;?Sur quelle vigne à Reims nous avons hypothèque :?Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque.?En pla?ant un pupitre on croit nous rabaisser :?Mon bras seul sans latin saura le renverser.?Que m'importe qu'Arnaud me condamne ou m'approuve ??J'abats ce qui me nuit partout où je le trouve :?C'est là mon sentiments. A quoi bon tant d'apprêts ??Du reste déje?nons, messieurs, et buvons frais.
Ce discours, que soutient l'embonpoint du visage,?Rétablit l'appétit, réchauffe le courage.?Mais le chantre surtout en para?t rassuré,?Oui, dit-il, le pupitre a déjà trop duré.?Allons sur sa ruine assurer ma vengeance :?Donnons à ce grand oeuvre une heure d'abstinence,?Et qu'au retour tant?t un ample déje?ner?Longtemps nous tienne à table, et s'unisse au d?ner.
Aussit?t il se lève, et la troupe fidèle?Par ces mots attirants sent redoubler son zèle.?Ils marchent droit au coeur d'un pas audacieux.?Et bient?t le lutrin se fait voir à leurs yeux.?A ce terrible objet aucun d'eux ne consulte,?Sur l'ennemi commun ils fondent en tumulte,?Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ;?Chacun sur lui d'un coup veut honorer sa main.?Enfin sous tant d'efforts la machine succombe,?Et son corps entr'ouvert chancelle, éclate et tombe :?Tel sur les monts glacés des farouches Gélons?Tombe un chêne battu des voisins aquilons ;?Ou tel, abandonné de ses poutres usées,?Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisés.?La masse est emportée, et ses ais arrachés?Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.
CHANT CINQUIEME
L'Aurore cependant, d'un juste effroi troublée,?Des chanoines levés voit la troupe assemblée,?Et contemple longtemps, avec des yeux confus,?Ces visages fleuris qu'elle n'a jamais vus.?Chez Sidrac aussit?t Brontin d'un pied fidèle?Du pupitre abattu va porter la nouvelle.?Le vieillard de ses soins bénit l'heureux succès,?Et sur le bois détruit batit mille procès.?L'espoir d'un doux tumulte échauffant son courage,?Il ne sent plus le poids ni les glaces de l'age ;?Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit,?Vient éclater au jour les crimes de la nuit.
Au récit imprévu de l'horrible insolence,?Le prélat hors du lit impétueux s'élance?Vainement d'un breuvage à deux mains apporté?Gilotin avant tout le veut voir humecté :?Il veut partir à jeun. Il se peigne, il s'apprête ;?L'ivoire trop haté deux fois rompt sur sa tête,?Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux ;?Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux,?Il sort demi-paré. Mais déjà sur sa porte?Il voit de saints guerriers une ardente cohorte,?Qui tous, remplis pour lui d'une égale vigueur,?Sont prêts, pour le servir, à déserter le choeur.?Mais le vieillard condamne un projet inutile.?Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle :?Son antre n'est pas loin ; allons la consulter,?Et subissons la loi qu'elle nous va dicter.?Il dit : à ce conseil, où la raison domine,?Sur ses pas au barreau la troupe s'achemine,?Et bient?t dans le temple, entend, non sans frémir,?De l'antre redouté les soupiraux gémir.
Entre ces vieux appuis dont l'affreuse grand'salle?Soutient l'énorme poids de sa vo?te infernale,?Est un pilier fameux, des plaideurs respecté,?Et toujours de Normands à midi fréquenté.?Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique,?Hurle
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