Le Journal de la Belle Meunière | Page 9

Marie Quinton
s'est mis à causer politique. Je le voyais venir... Et, de fil en aiguille, le voilà qui me questionne sur le général Boulanger.
Je lui réponds comme une humble femme qui n'a jamais vu le général, mais qui est tout acquise à la cause patriotique qu'il incarne.
?Mais enfin, a-t-il répondu, en me fixant de ses yeux d'acier, comme s'il voulait me percer à jour, comment se fait-il que vous n'ayez pas eu la curiosité d'aller voir le général Boulanger de vos propres yeux??
?Monsieur, lui ai-je dit très tranquillement, j'ai tant à faire à la maison que je ne puis jamais sortir. Pour voir le général Boulanger, il aurait fallu qu'il lui prenne fantaisie de venir jusqu'ici déjeuner ou d?ner...?
Ma réponse a paru l'enchanter, ainsi qu'elle. Alors, il m'a demandé:
?Croyez-vous que le général réussira dans le but qu'il poursuit??
?Monsieur, j'en suis s?re, et je ne suis pas seule de cet avis!?
?Vous en êtes s?re? Et pourquoi??
?Parce que je suis s?re qu'il aime et qu'il aimera toujours son but par-dessus tout!?
à ces mots, elle s'est mise à lui sourire singulièrement. Il a tourné les yeux vers elle, et ces yeux jetaient des éclairs. J'ai senti que je devais m'effacer un instant. à peine avais-je refermé la porte, que je l'ai entendu se jeter violemment à ses pieds, et s'écrier avec un accent éperdu: ?C'est toi, Marguerite, c'est toi que j'aime par-dessus tout!?
Au bout d'un instant, je suis rentrée. Il avait repris sa place. Ils se tenaient les deux mains par-dessus la table, ils se regardaient les yeux dans les yeux et ils se souriaient.
Après d?ner, je suis entrée dans leur chambre pour arranger le feu, puis je leur ai fait ma révérence: ?Bonsoir, monsieur et dame!?
Tous deux se sont avancés vers moi, m'ont tendu leurs mains, et m'ont dit, avec le plus affectueux sourire: ?Merci, nous nous trouvons très heureux chez vous.?
Maintenant, mon opinion est faite. Cet homme aime cette femme autant qu'il est possible d'aimer. Il est tout à elle, il ne vit plus que par elle. Elle fera de lui ce qu'elle voudra.
Puisse-t-elle être bonne autant qu'elle est belle! Puisse-t-elle avoir le coeur assez grand pour se sacrifier, s'il le faut, un jour, afin qu'il remplisse sa destinée pour le bonheur de mon pays!
* * *
20.--Mercredi 26 octobre.
Ce matin, le capitaine est revenu à cheval et m'a glissé une lettre par le même procédé.
Ils se sont levés à midi. Ils étaient, à déjeuner, habillés de même qu'hier. Elle était vraiment divine dans cette robe blanche, avec ses cheveux d'or coiffés à la vierge, son visage un peu pale, ses yeux un peu cerclés de bleu. Il était plus amoureux, plus caressant encore si possible. Il ne pouvait se tenir en place, se précipitait à tout moment vers elle, la renversait sous ses baisers, lui murmurait à l'oreille des choses qui devaient être délicieuses, car elle défaillait de joie...
Le soir, l'officier est venu, en civil, prendre des lettres que je lui ai remises. Au d?ner, elle avait la même robe de soirée que la veille et l'avant-veille, mais modifiée du tout au tout par quelques-uns de ces détails dont les femmes de go?t ont seules le secret: une guirlande de roses et d'oeillets retenue au corsage par des agrafes de diamants, une libellule en brillants dans les cheveux. Une reine sur son tr?ne n'est pas plus majestueusement belle. Une reine?... Qui sait ce qu'elle sera?...
Ils m'ont dit bonsoir de la même manière affectueuse, et ils ont répété qu'ils se sentaient extrêmement bien chez moi.
Je n'avais plus parcouru les journaux depuis trois jours. Je viens de le faire. Voici ce que je lis au sujet des arrêts de rigueur infligés au général Boulanger:
?Cette peine n'emporte que la privation absolue de sortir.
?On n'exerce aucune surveillance sur l'officier aux arrêts et l'on se fie à son honneur.
?Si la violation des arrêts de rigueur était d?ment constatée, ils seraient transformés en arrêts de forteresse, qui entra?nent, de ce fait, l'emprisonnement, sans préjudice de conséquences plus graves.
?Avec un homme comme le général Boulanger, cela n'est pas à craindre.
?On peut n'être pas d'accord sur certains points, mais il est une appréciation sur laquelle personne ne varie: c'est que le général Boulanger est homme d'honneur.?
Ce que je viens de lire me glace d'effroi. Ainsi, pour l'amour de cette femme, le général est sorti de chez lui, au risque d'être reconnu, d'être arrêté, conduit dans une forteresse, cassé, peut-être!...
Lui, l'exemple de la discipline, il a violé la discipline!... Plus encore! Lui, l'honneur militaire personnifié, il a commis un acte qui équivaut à la rupture d'une parole d'honneur!
Et elle l'a laissé faire!
Non, je ne veux rien blamer, rien supposer.
Je veux croire qu'il le fallait... Mon Dieu, mon Dieu, pourvu qu'on ne le découvre pas!
* * *
21.--Jeudi 27 octobre.
La journée s'est passée comme hier. à déjeuner, il a plusieurs fois essayé de
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